Prospective et stratégie

Textes de l'atelier

Texte N°1

 

PROSPECTIVE ET COMPLEXITÉS

 

François LACROUX

(ESA-CERAG, université de Grenoble II)

 

 

« La prospective, le latin l'indique, signifie 'regarder en avant'. Mais qu'est-ce que regarder en avant ? Et comment regarde-t-on en avant ? Avec quels yeux regarde-t-on en avant ? Et sait-on seulement pourquoi regarder en avant ? » A. Braun (1996)

 

 

Introduction : une réflexion sur la démarche prospective

 

« Sur une route bien connue, le conducteur d'une charrette qui se déplace au pas, la nuit, n'a besoin, pour éclairer sa route, que d'une mauvaise lanterne. Par contre, l'automobile qui parcourt à vive allure une région inconnue doit être munie de phares puissants. Rouler vite sans rien voir serait proprement une folie ». Cette citation de G. Berger (voir H. De Jouvenel (1993) constitue l'un des vade-mecum de la pensée prospective.

Mais songe-t-on souvent à ses présupposés ? Elle n'est vraie qu'à deux conditions : que la route existe, donc qu'elle ait déjà été préalablement tracée ; et corrélativement, que cette route supposée tracée permette de rouler à vive allure. En conservant la métaphore routière, l'avenir tel que le décrit G. Berger s'apparente à une route de plaine. Mais peut-on conserver le même comportement sur une route de montagne, où virages brusques et lacets se succèdent ? Ne serait-il pas alors aussi pertinent de diriger les phares vers le haut et le prochain lacet, plutôt que vers une hypothétique ligne droite située devant le véhicule ?

Pour paraphraser A. C. Martinet (1994), l'incertitude constitue un « invariant épistémologique » de l'action stratégique. Néanmoins, force est de reconnaître que si cette incertitude perdure, son degré a varié entre le début des années 60 et la situation telle qu'on la connaît aujourd'hui. Quelque entreprise engageant une démarche prospective doit s'attendre à devoir prendre en compte des environnements à degré d'incertitude fort, ceux qui s'apparentent justement à la « route de montagne » que nous citions. Des environnements « où le hasard et le désordre sont irréductibles, [...] où l'incertitude demeure » (E. Morin, 1990, pp. 163-165) ; des situations « d'imprévisibililté essentielle » (P. Valéry, cité dans H. Bessis, 1983). Pour qualifier de tels environnements, P. Valéry comme E. Morin recourent à l'idée de « complexité ».

Certes, les incertitudes sont à la base de toute démarche prospective. Mais pour autant, la prospective est-elle à même de faire face à l'incertitude « radicale » qui caractérise la complexité ? Selon C. Marmuse (1996), le fait de faire face à des environnements très incertains (le « domaine de l'inconnu », dit-il) oblige à faire évoluer les « logiques de décision ». Ne doit-on pas également faire évoluer les « logiques de la prospective » (et donc ses outils et ses méthodes) ? Et d'une façon plus générale, ne doit-on pas réfléchir au sens de l'action prospective dans la complexité ?

Si cette interrogation constituera la trame de cet article, il nous semble nécessaire, pour l'introduire, d'apporter une brève description de notre conception de la complexité ; description que l'on illustrera à travers les évolutions de la planification/programmation militaire française (§1). On pourra alors s'interroger sur l'efficacité des outils de la prospective face à ce type d'environnements (§2). On en viendra à proposer des aménagements (§3), voire des changements de regard (§4) qui nous semblent de nature à restaurer toute la richesse de la dimension prospective.

 

1. La prospective face à la complexité : l'exemple de la planification/programmation militaire française

 

Il existe de multiples définitions de la complexité (E. Morin (1977, 1990), J.L. Le Moigne (1990), A. Burlaud (1988),. Par exclusion, « la complexité n'est pas la complication : ce qui est compliqué peut se réduire à un principe simple comme un écheveau embrouillé en un noeud de marin [...]. Le vrai problème n'est donc pas de ramener la complication des développements à des règles de base simples. La complexité est à la base » (E. Morin [1977, p.377]).

Dire d'un environnement qu'il est complexe, c'est reconnaître qu'il est irréductiblement imprévisible. « Le premier chemin [de la complexité] est celui de l'irréductibilité du hasard ou du désordre », écrit E. Morin (1990, p.165). Selon J.L. Le Moigne (1990, p.3), « la notion de complexité implique celle d'imprévisible possible, d'émergence plausible du nouveau et du sens au sein du phénomène que l'on tient pour complexe. Pour son observateur, il est complexe précisément parce qu'il tient pour certain l'imprévisibilité potentielle des comportements. Il ne postule pas un déterminisme latent qui permettrait à une "intelligence assez puissante" [...] de prédire par le calcul l'avenir du phénomène, fût-ce en probabilité ».

On peut cependant s'interroger sur la spécificité du concept de complexité pour décrire les environnements de l'entreprise. Après tout, la gestion stratégique n'a jamais été une chose simple. C. Perrow parlait « d'incertitude » en 1970 ; I Ansoff de « discontinuité en 1976. Doit-on alors considérer la « complexité » une nouvelle façon de qualifier les difficultés que l'on éprouve à prévoir l'évolution des environnements à moyen et à long terme ?

Nous ne le pensons pas. Bien au contraire, nous considérons que le fait de voir dans la notion de complexité une simple péripétie langagière constitue une sous-évaluation majeure de l'importance de ce concept, en même temps qu'une incompréhension majeure de sa nature. En d'autres termes, nous ne pouvons qualifier nos environnements de complexes, et continuer à agir comme s'ils n'étaient qu'incertains. Ainsi, l'imprévisibilité « radicale » qui caractérise la complexité doit nous conduire à relativiser de façon très importante la confiance que nous pouvons accorder à la prévision. Cela ne signifie pas que nous devons abandonner toute visée prédictive. Dans tous les environnements, fussent-ils les plus complexes, il existe quelques « îlots de certitude ». Cela signifie plutôt, d'une part, que l'on ne peut tenir pour acquis quelque phénomène ou quelque comportement que ce soit. Cela signifie également que la compréhension d'un phénomène complexe ne peut être que transitoire, que sa validité ne peut se concevoir que hic et nunc.

Plus largement, le concept de complexité conduit à remettre en cause l'explication d'un phénomène par quelque modèle déterministe que ce soit. Plus précisément, on postule que le ou les modèles que l'on pourra concevoir n'épuiseront jamais la réalité. Ils ne permettront jamais de « clore le phénomène » : « l'impératif de la complexité, c'est [...] de penser organisationnellement ; c'est de comprendre que l'organisation ne se résout pas à quelques principes d'ordre, à quelques lois ; l'organisation nécessite une pensée complexe extrêmement élaborée » (E. Morin [1990, p.179]).

1.1 De multiples dimensions

La complexité, comme l'incertitude, est difficile à quantifier. On peut certes tenter d'en donner une évaluation, en dénombrant par exemple tous les éléments participant à un phénomène. Mais il est souvent bien difficile d'effectuer un tel dénombrement. Peut-on jamais être sûr, par exemple, de connaître tous les facteurs susceptibles d'affecter l'environnement d'une entreprise ? Et même, les connaîtrait-on, pourrait-on conjecturer leur importance absolue ou relative dans l'évolution de sa stratégie ?

H.A. Simon et J. Larkin (1986, p.67) distinguent deux sources de complexité. Ils parlent d'abord de complexité « informationnelle », pour décrire l'insuffisance de nos capacités cognitives à appréhender l'évolution de systèmes conceptuellement simples (les 64 cases du jeu d'échecs), mais dont l'évolution est soumise à une explosion combinatoire. Le développement des outils modernes de traitement de l'information tend cependant, sinon à réduire, au moins à rendre plus accessibles les problèmes de complexité informationnelle.

Il existe une autre source de complexité, qu'on peut qualifier (toujours en référence à H.A. Simon et J. Larkin (1986, p.67). de « computationnelle ». Dans ce cas, la difficulté ne vient plus de la résolution du problème, mais de sa conception-même. G.J. Chaïtin (cité dans E. Morin, 1990, p.165) parle « d'irréductibilité algorithmique », c'est à dire de l'incapacité à même poser mathématiquement le problème. Ainsi, la prévision à 10 ans du prix du pétrole est « computationnellement complexe » : on a du mal, dans un premier temps, à connaître l'ensemble des facteurs susceptibles de l'affecter (Les gouvernements en place, le système politique (démocratie, autocratie...), les alliances, les découvertes de nouveaux gisements ; mais également les impératifs économiques, les rapports humains, la confiance, etc.) Et à supposer que l'on arrive à « isoler » ces facteurs, on est incapable de juger de l'influence précise de l'un ou de l'autre, voire de l'impact de leurs interrelations, dans la situation résultante.

Qu'elle soit de nature computationnelle ou informationnelle, toute situation perçue complexe ne peut être expliquée. Elle peut en revanche être modélisée. On peut ainsi ébaucher un second niveau de définition, pour tenter de sérier les facteurs qui peuvent nous aider à modéliser des phénomènes « computationnellement complexes ». On parlera de facteurs « techniques », de de facteurs « humains ».

Les développements technologiques, les incertitudes qui caractérisent la situation économique, la montée des préoccupations sociales ou sociétales (écologie, etc.) sont quelques uns des points qui conduisent à penser que pour une entreprise, concevoir une stratégie pour le long terme est une tâche plus difficile que jamais. Considérés dans leur ensemble, ces phénomènes sont à l'origine de ce que l'on peut appeler une « complexité d'abondance », que nous proposons de qualifier de dimension technique de la complexité. En d'autres termes, il y a toujours plus de critères à prendre en compte avant de prendre une décision stratégique. Dès lors, il apparaît de plus en plus difficile de se conformer à ce que H.A. Simon nomme le modèle de prise de décision « rationnel », dans lequel toutes les solutions et toutes les conséquences possibles de ces solutions doivent être étudiées avant de faire un choix.

Cette complexité technique se double d'une complexité « humaine ». Les structures organisationnelles « modernes » (projets, équipes, etc.) accroissent le nombre d'intervenants (directs ou indirects) dans la prise de décision. L'autonomie des acteurs que prônent ces théories conduit ainsi à limiter l'importance relative de la décision purement individuelle, au profit de processus collectifs de prise de décision. Dans ce cadre, il est fréquent que l'on assite à ce que H.A. Simon (1982) nomme des « conflits de rationalité ». On pourrait concevoir ces conflits comme une autre façon de présenter les problèmes organisationnels classiques (conflits de pouvoir, concepts de zone d'incertitude de M. Crozier). Mais ils sont plus que cela. Même si tous les participants de ces processus de décision tentent de privilégier l'intérêt général de l'entreprise, on peut quand même assister à des conflits qui résultent de la conception différente que se fait chacun de cet intérêt général (Cf. le concept de « rationalité contextuelle » de J.G. March, 1978). Une fois encore, il n'est pas question de nier l'existence des rapports de pouvoir, ou des conflits de personnes. Mais résumer les conflits de rationalités à des quêtes de pouvoir hiérarchique revient ipso facto à réinventer les théories simplistes de Mc Gregor concernant les comportements humains dans l'organisation.

Pour conclure, on peut remarquer que cette vision duale de la complexité (à la fois humaine et technique) est une façon de dépasser l'opposition entre ceux qui considèrent que la complexité est un défi nouveau pour les organisations, et ceux qui considèrent qu'elle a toujours existé. Ces derniers privilégient la dimension humaine de la complexité, la définissant ainsi comme un phénomène social. Si l'on accepte ce point, on doit alors reconnaître que la complexité est aussi ancienne que les organisations humaines ! Les premiers, au contraire, privilégient la dimension technique. Et force est de reconnaître également que, comme nous le disions, le travail du stratège, voire du prévisionniste, est aujourd'hui plus ardu qu'il ne l'a jamais été. Parler d'une complexité à la fois humaine et technique conduit à remarquer que ces notions sont plus complémentaires que mutuellement exclusives... Et donc sans doute que le champ de la complexité est plus large encore que nous le supposions ! L'exemple qui suit permettra de l'illustrer.

 

1.2 La complexité dans la planification/programmation militaire

Selon Lawrence et Lorsh [1967], une organisation est confrontée à trois types d'environnement : l'environnement du marché, l'environnement scientifique, et l'environnement technico-économique. Si l'on considère la situation géopolitique comme un « marché », cette définition s'applique parfaitement aux organisations de Défense.

• Complexité du « marché »

Il nous semble inutile de revenir sur les changements fondamentaux que l'effondrement du bloc socialiste et/ou la situation au Moyen-Orient a fait subir, et fait encore subir aux doctrines de Défense des pays de l'Alliance Atlantique.

• Complexité scientifique et technique

Les industries d'armement ont sans aucun doute le taux de dépenses consacrées à la Recherche/développement parmi les plus élevés de toute l'industrie. Que l'on songe qu'une entreprise comme l'Aérospatiale y consacre 30% de ses dépenses, et les entreprises européennes concurrentes 20% en moyenne (H. Martre [1991]). La tendance à une complexification des produits, qui constitue une tendance lourde de l'industrie, affecte au premier chef les entreprises d'armement.

• Complexité économique

La production militaire a toujours bénéficié des recherches les plus avancées, donc les plus coûteuses en termes de conception. Mais ce surcoût de la conception ne s'étendait pas à la réalisation proprement dite, pendant laquelle les gains de productivité dus à la taille des séries pouvaient permettre des économies d'échelle, entre autres par l'effet de l'apprentissage (Loi de Wright). Mais dans une période de récession où la part des dépenses militaires dans le PIB tend à diminuer, et où les arbitrages conjoncturels se font en faveur des objectifs civils, la réduction des séries ne permet plus d'exploiter ces gisements de productivité. Ce mouvement est particulièrement visible pour les programmes « chers » &endash; les avions de combat, par exemple. A ce mouvement propre à l'industrie d'armement, il convient d'ajouter la complexité affectant la prévision des ressources qui seront disponibles dans un futur, même proche : les abandons de lois de programmation en cours d'exercice, voire même les profonds changements de doctrine militaire (donc de modèles d'armée) sont là pour le prouver.

A cette complexité « externe », de l'environnement (ou complexité technique, dans notre terminologie), s'ajoute une complexité « interne », dû à la structure du système de décision (une complexité humaine). Les décisions de planification /programmation s'élaborent en effet au confluent de trois sphères (Cf. figure 1).

 

Figure 1

Le système de décision de la planification /programmation militaire

 

La décision résulte de la mise en rapport de rationalités multiples et parfois contradictoires. La rationalité « stratégique » de la sphère militaire, qui s'exprime nécessairement sur des périodes longues (un matériel comme une doctrine ne se conçoivent ni ne se développent en 6 mois) entre en conflit avec la rationalité « contextuelle » des politiques, plus sensibles aux conditions « instantanées » (celles qui président au moment de l'établissement du budget). De même, la rationalité « économique » des industriels s'accorde mal à l'incertitude des financements de moyen terme. Au total, chaque sphère fixe ses objectifs propres &endash; et les fait varier &endash;, mais se voit imposer des contraintes par les autres. Chaque décision résulte ainsi d'un délicat équilibre, dont on ne peut de surcroît assurer la pérennité (Cf. supra, les abandons des lois de programmation, ou la réévaluation des besoins au cours du développement).

Cette énumération, bien que non exhaustive, permet d'appréhender la portée de la remarque d'A.Cadix (1990) décrivant l'évolution des organisations de Défense : « Où que se porte le regard des dirigeants et des collaborateurs de l'entreprise d'armement, il ne décèle que complexification ; jamais depuis un demi-siècle celle-ci n'avait atteint un tel niveau ».

 

2. Les outils de la prospective face à la complexité

 

La prospective est née de l'incertitude. Est-elle pour autant adaptée à l'incertitude « radicale » qui caractérise la complexité ? Pour répondre à cette question, il nous faut d'abord revenir sur le statut du temps (§2.1), avant de réfléchir aux outils et méthodes actuels de la prospective (§2.2).

 

2.1 Le statut du temps

La prévision et la prospective sont différentes : quand la première s'attache à l'évaluation de grandeurs le plus souvent quantitatives et donc chiffrables, la seconde s'attache plus à la définition de tendances lourdes, de long terme, reposant sur une vision plus riche des situations et des évolutions. Ces deux méthodes partagent néanmoins une vision comparable du temps et de son statut.

 

Toutes deux visent à « [porter] un regard sur l'avenir destiné à éclairer l'action présente » (F. Hatem, 1993). Elles s'attachent à définir ce que l'on peut appeler des « modes d'évolution » des situations actuelles. Leur but commun est de repérer ou de construire des tendances (tendances lourdes ou modèles économétriques), qui vont en quelque sorte « discrétiser » le temps, réduire ses variations à un champ de possibles qu'elles vont s'efforcer de minimiser. Les événements qui se produisent vont être replacés à l'intérieur de ces tendances ; si leur ampleur est trop importante, on cherchera alors à reconstruire de nouvelles tendances ou redéfinir des champs de possibles, selon un schéma bien établi (Cf. Figure 2).

Figure 2

Le temps commme tendance

 

La définition de ces tendances repose sur une vision, sinon linéaire, au moins cyclique de l'évolution temporelle. On retrouve dans cette conception l'esprit des « cycles longs » définis en économie par Kondratieff : l'idée d'une situation qui, malgré des soubresauts locaux et temporaires, suit bon an mal an une évolution à long terme que seuls des événements capitaux (les révolutions industrielles) sont susceptibles de remettre en cause.

Acceptable pour décrire ex-post une situation dont on connaît par définition les déterminants, cette idée de cycle s'applique a priori mal à la modélisation ex ante de phénomènes perçus complexes. Prenons par exemple la donne géopolitique mondiale, ou plus localement, l'évolution de la situation dans les Balkans. On pourra sans doute, d'ici quelques années, tenter d'en construire une description linéaire, causale, dans laquelle on pourra replacer chacun des événements qui se sont déroulés.

Mais aujourd'hui, comment la représenter ? Dans ces situations complexes, il semble que l'on assiste à un renversement. L'événement n'est plus uniquement asservi à la tendance, il n'est plus une borne rythmant le déroulement de cette tendance. Au contraire, cet événement est susceptible en retour d'affecter la tendance actuelle, voire de créer une tendance nouvelle. Tendance qui ouvrira un nouveau champ de possibles, quelques fois radicalement nouveau, lequel obligera à son tour à changer les référentiels futurs.

De plus, cette incertitude de l'événement est doublée d'une incertitude sur l'événement. Si l'on sait qu'un événement quelconque est potentiellement capable de renverser la tendance, on ne sait lequel, parmi les événements multiples qu'occasionne par exemple un conflit, aura une portée significative. Dans Sarajevo bombardée quasi-quotidiennement, c'est un bombardement « de plus », certes meurtrier, certes terrible &endash; mais la situation ne l'était-elle pas tous les jours ? &endash; qui va déterminer l'interposition effective des grandes puissances dans le conflit.

Tendance et événement sont en relation complexe. Plutôt que d'une simpliste sujétion de l'un à l'autre, on devrait plutôt parler d'un incessant va-et-vient : l'événement crée la tendance, laquelle suscite d'autres événements qui à leur tour, remettront en cause la tendance, etc. Il y a interaction entre ce que A.C. Martinet (1991) nomme « temps-durée » et « temps de l'instant » : « le temps de la stratégie, c'est aussi l'instant. C'est à dire la rupture dans la continuité, la décision qui fixe un avant et un après, qui marque une irréversibilité, une bifurcation, un redéploiement du passé, aussi. Le temps-durée est beaucoup moins explicité, qui présente pourtant une singularité forte : il est interne à l'organisation, façonné par ses activités, ses structures, ses cultures, ses apprentissages ». Élaborée dans le domaine de la stratégie, cette définition conserve tout son sens dans le domaine de la prospective : l'événement est « rupture de continuité », mais s'inscrit dans un « temps-durée » que recherche la tendance. Dans le même esprit, E. Morin [1977, pp.86-87] parle de l'interaction entre le « temps irréversible » et le « temps circulaire ».

Au total, on aboutit à une définition complexifiée du temps ; lequel n'apparaît plus comme cyclique ou linéaire, mais en (re)construction permanente, par les interactions de l'événement et de la tendance. « Le temps est invention, ou il n'est rien du tout », écrivait H. Bergson (cité dans J.-L. Le Moigne (1977, p.263).. Comme on l'imagine, ce « temps complexe » constitue un problème majeur pour le prospectiviste : ses outils y sont-ils adaptés ?

 

2.2 Réflexion sur les outils de la prospective

 

On s'intéressera à deux types de méthodes fort répandues chez les prospectivistes : les interrogations d'experts, et les scénarios.

 

2.2.1 Les interrogations d'experts

Si la prospective se donne pour tâche de repérer des régularités, l'interrogation des experts en constitue l'un des modes d'action privilégiés. En effet, qui mieux que les spécialistes reconnus d'un domaine est à même d'en déterminer les modes d'évolution, de distinguer l'ordre du désordre, et l'événement sans suite de celui qui est porteur d'avenir ? Charge au prospectiviste, grâce aux multiples méthodes dont il dispose (DELPHI, etc.) de rassembler ces différents avis afin d'en extraire une vision la plus objective possible, qui deviendra la tendance.

Dans la complexité, ce mécanisme est malheureusement remis en cause, factuellement, conceptuellement, et culturellement.

• Factuellement, parce que l'imprévisibilité et la brusquerie des ruptures, et plus généralement, les contraintes de gestion, aboutissent à raccourcir les campagnes d'étude. La recherche de résultats rapides et de solutions « toutes faites » conduit alors parfois les prescripteurs à introduire des biais dans les méthodes formalisées. Par exemple, la méthode DELPHI requiert un anonymat des experts, et interdit une rencontre « physique » entre eux. Or, l'expérience montre que le souci de rapidité conduit parfois à la disparition de ces conditions.

• Conceptuellement, R. Leban (1992), remarque « [qu'il] est clair que les opinions minoritaires ne doivent être ni négligées ni a fortiori systématiquement éradiquées ». Or, les méthodes d'interrogation d'experts (on pense toujours à la méthode DELPHI) prônent classiquement la recherche d'un consensus, dont les premières étapes consistent souvent à écarter les valeurs trop éloignées des tendances médianes. Mais si la complexité amenuise la cohérence des tendances, donc des valeurs (ou des opinions) moyennes, cela ne doit-il pas conduire à reconsidérer ces valeurs extrêmes qu'on jugeait improbables ?

• Enfin, « ces experts, détenteurs par définition d'une masse d'informations sur le passé, sont naturellement portés à développer une vision tendancielle et déterministe du futur » (R. Leban [1992]). On revient à l'opposition fondamentale tendance / événement ; les spécialistes ont fondé leur expertise sur leur pratique de la tendance autant que sur leur connaissance approfondie des interactions entre les différents acteurs du phénomène. Ils restent donc influencés par une « culture de la tendance » a priori peu adéquate dans l'étude de phénomènes fortement imprévisibles, voire chaotiques. Leur expertise s'est construite dans le passé.

Certes, cette connaissance du passé est une pièce fondamentale pour la compréhension d'une situation actuelle, fût-elle complexe. Mais en réutilisant les notions que nous définissions en introduction, elle ne peut suffire seule à appréhender les dimensions technique et humaine de la complexité.

Par nature, la dimension technique ne peut être entièrement circonscrite par l'étude du passé. Comme nous l'écrivions, la complexité technique se traduit par des variables toujours plus nombreuses, et des liens toujours plus étroits entre ces variables. Dans un premier temps, il apparaît ainsi difficile de connaître l'ensemble de ces variables, et l'ensemble de ces liens. De plus, il est virtuellement impossible de prévoir l'évolution d'un tel réseau (acteurs/liens). Il en est ainsi par exemple pour EDF, lorsque cette entreprise veut construire ou rénover les lignes de son réseau. Les interlocuteurs sont toujours plus nombreux (élus, syndicats d'électrification, instances départementales et régionales, groupes de pression écologistes, etc.), et les opinions exprimées varient parfois en fonction de considérations électorales qu'il est facile de comprendre dans le principe, mais qui demeurent ardues à modéliser. De plus, chaque échéance électorale ou chaque mutation administrative conduisent à traiter avec de nouveaux interlocuteurs dont les valeurs, les opinions, voire les capacités de compréhension des enjeux doivent être prises en compte.

De même, la dimension humaine ne peut être entièrement déterminée par l'histoire - et donc l'expertise. D'une part parce que tout secteur évoluant, les rationalités et les comportements jugés prévisibles peuvent se transformer au fil du temps (Cf. l'exemple d'EDF). D'autre part parce que les acteurs supposés responsables des processus sont eux-mêmes immergés dans leurs propres « espaces de problèmes » (au sens de H.A. Simon [1973]), lesquels sont eux-mêmes soumis à des règles d'évolution complexes. En outre, on peut considérer comme A.C. Martinet (1996) que la complexité provient également d'une aspiration des acteurs à l'autonomie, laquelle peut bouleverser encore les règles d'un jeu établi. Au total, la complexité conjointe des acteurs, des contextes, et des processus de décision étendent le champ des décisions possibles, et cette extension rend aléatoire la prévisibilité des comportements issus de l'expérience.

 

2.2.1 Les scénarios

Les scénarios figurent sans nul doute parmi les outils qui ont popularisé la démarche prospective dans les organisations. De fait, leur conception constituait une rupture forte par rapport aux prévisions. Le fait de définir un futur potentiellement « pluriel » remettait notamment en cause la linéarité de la démarche prévisionniste. Bien qu'a priori conçus pour des environnement imprévisibles, les scénarios semblent également montrer certaines limites face à l'imprévisibilité « essentielle » des phénomènes complexes.

La complexité affecte les scénarios sur plusieurs plans. Elle relativise la pertinence des interrogations d'experts, quand la rupture devient la règle (Cf. supra). Mais elle affecte aussi la probabilisation des différents scénarios, ainsi que la définition des scénarios intermédiaires.

La probabilisation perd de son pouvoir d'aide à la décision : quand l'environnement est profondément imprévisible, il est aussi difficile d'extrapoler des données que de fournir une probabilité d'occurrence de la donnée extrapolée. Cette difficulté s'exprime à deux niveaux : global, et local. Au niveau local, la complexité des phénomènes les rend moins appréhendables. Autrement dit, il devient aussi difficile de pondérer que de prévoir. Au niveau global, les scénarios d'une certaine ampleur reposent souvent sur la construction d'un cadre d'évolution élaboré en référence à des grandeurs économiques : taux de croissance, inflation, taux d'évolution des dépenses publiques, etc. Or, ces grandeurs sont par définition hors du domaine d'expertise de l'organisation, ce qui les rend plus difficiles encore à probabiliser (par parenthèse, on remarquera que les instituts de prévision, supposés pourtant être les experts dans ces domaines, ont eux mêmes les plus grandes difficultés à établir des prévisions fiables, même sur moyenne période..)

Autre méthode affectée par l'intrusion du complexe, la définition de scénarios intermédiaires. J. Lesourne [1989] affirme pourtant que « le mode opératoire souhaitable consiste à découper la période future examinée en sous-périodes au cours desquelles les évolutions sont continues » ; de même, R. Leban (op. cit.) affirme la nécessité d'indiquer « aussi précisément que possible, quelle suite d'événements permet de passer de la situation présente à la situation finale (...) en produisant notamment des images intermédiaires du système ». Cette « division » du phénomène est semble-t-il moins intéressante dans un environnement perçu complexe. L'exemple de la planification stratégique menée à la SHELL en donne une illustration.

A.P. De Geus (1989) décrivait ainsi l'élaboration d'un scénario « extrême », demandant aux acteurs comment ils pourraient réagir à un doublement du prix du pétrole à échéance de trois à quatre ans. La réaction immédiate des cadres dirigeants fut de s'interroger sur les étapes intermédiaires menant à ce « scénario-catastrophe ». Mais l'important n'était pas là. A.P. De Geus montre en effet que les interrogations face à ce scénario permirent à la SHELL de s'adapter relativement mieux que les concurrents lorsque l'événement survint effectivement, quelques années plus tard. Cet exemple met en lumière la perte d'initiative issue de la définition des étapes intermédiaires. Tous les cadres de la SHELL avaient des idées sur le prix du baril l'année suivante. Si on leur avait demandé de concevoir des scénarios intermédiaires, le consensus se serait sans doute construit autour d'une solution médiane, héritée de la « culture de la tendance » que nous évoquions précédemment.

 

En résumé, les scénarios, s'ils peuvent effectivement continuer à « [porter] un regard sur l'avenir destiné à éclairer l'action présente » (F. Hatem [1993]), doivent cependant voir certaines de leurs étapes de conception évoluer afin de conserver toute leur pertinence dans le cadre renouvelé que constituent les environnements fortement imprévisibles. D'où l'idée d'un « aménagement » de la prospective.

 

3. Aménager la prospective

 

La notion même de prospective dans la complexité recèle une ambiguïté : faite pour l'incertitude, la prospective peut peiner à traiter l'incertitude radicale que portent les situations complexes. Dès lors, deux choix s'ouvrent.

Soit l'on décide d'adopter une conception « défensive » : on cherchera alors à conserver l'essentiel des méthodes de la prospective, et l'on tentera en quelque sorte de définir des « adaptations minimum » pour qu'elles conservent leur pertinence face à ces situations. Soit l'on cherche à adopter une démarche « offensive », en proposant des alternatives respectant l'esprit de la prospective... quitte parfois à en délaisser la lettre. Ce second paragraphe relève de la première démarche. En revenant notamment sur les scénarios (§3.1), et en ouvrant les modèles à la simulation (§3.2), on verra que c'est parfois moins les outils eux-mêmes que leur utilisation qui limite leur usage dans les situations complexes.

3.1 Aménager les outils : l'exemple des scénarios

3.1.1 Scénarios descriptifs et scénarios normatifs

On a vu que les scénarios, pourtant conçus pour des futurs incertains, voient leur efficacité atteinte quand les phénomènes étudiés se révèlent complexes. Il convient cependant de relativiser le propos ; ou plutôt, d'affiner l'analyse, car on regroupe sous le terme « scénarios » des choix conceptuels bien différents.

Pour certains, les scénarios ne sont qu'une extension de la prévision... à des environnements imprévisibles. B. Taylor (Taylor & Hussey, [1982, p.217]), par exemple, écrit que « l'exactitude supposée et la fausse autorité des approches conventionnelles de la prévision [...] ont conduit à chercher d'autres méthodes qui reflètent l'incertitude réelle de l'environnement ». De même, R.E. Linneman et H.E. Klein [1985] ajoutent que « le futur discontinu, sur lequel on ne peut que spéculer, ira en nécessitant des approches conjecturales, non analytiques, pour évaluer l'environnement ».

Dans cette optique, on cherche à « adapter » les méthodes, les principes, et les outils. Mais le but reste le même : on cherche toujours, sinon à prévoir, du moins à savoir de quoi sera fait le futur. « Avant de prendre des décisions, il faut être sûr d'avoir bien exploré l'avenir », proclame ainsi une plaquette décrivant la prospective stratégique à EDF [1991]. Ce type de scénarios, habituellement qualifiés de descriptifs (Cf. S.M. Millett [1988], M. Godet [1989, 1991]), constituent en quelque sorte des « super-prévisions ». A des avenirs multiples, on fait correspondre des prévisions multiples, habituellement différenciées par des jugements de valeur. On crée ainsi des scénarios optimistes (« roses »), pessimistes (« noirs »), plutôt optimistes ou plutôt pessimistes... en espérant que le phénomène, à l'horizon prévu, se rapprochera de l'un ou l'autre de ces scénarios.

Il existe une seconde acception des scénarios, dite « normative » ( Encore que l'on pourrait s'interroger sur le type de « normativisme » postulé ; quelle organisation est assez puissante pour contraindre l'évolution de son environnement ? ) Dans ces cas, on cherche moins à anticiper le futur qu'à tenter d'y inscrire l'organisation. Le futur n'est plus une donnée, que l'on cherche à extrapoler. Il est « construit » par l'action de l'entreprise dans son environnement. Selon P. Schwarz [1993], par exemple, « si l'avenir était prévisible, il n'y aurait nul besoin de scénarios multiples. [...] La qualité d'un scénario ne se mesure pas à sa capacité à faire des prévisions correctes, mais à la manière dont il saura stimuler l'intuition, aider à comprendre et conduire une action efficace ». De même, selon M. Godet [1991, p.15] : « un scénario n'est pas la réalité future mais un moyen de se la représenter en vue d'éclairer l'action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables (souligné par nous) L'épreuve de la réalité et le souci d'efficacité doivent guider la réflexion prospective pour une meilleure maîtrise de l'histoire »

L'usage des scénarios « normatifs » implique plus qu'une refonte de la prévision. Il y a changement de regard : l'incertitude n'est plus une donnée dont les systèmes de modélisation doivent s'accommoder, elle devient un « paramètre de conception » de systèmes moins intéressés par l'extrapolation des futurs possibles que par l'inscription de l'organisation dans des futurs souhaitables. Pour conclure, il faut se garder d'omettre que la construction même des scénarios normatifs peut constituer par elle-même une source de préparation de l'organisation à ses futurs. Ainsi de l'exemple de SHELL, que nous évoquions plus haut. Le fait d'avoir des discussions sur les missions, et l'avenir de la firme contribue fortement à la création d'une vision commune qui pourra s'avérer utile, quelque soit la situation qui prévaut finalement.

 

3.1.2 Une illustration : l'exemple d'ELF AQUITAINE

Pour illustrer ces différentes visions du futur, nous avons choisi d'en retracer l'évolution chez ELF-AQUITAINE ( évolution synthétisée par P. Alba (1988). Cette organisation nous semble en effet représentative à deux titres au moins. D'une part, les données disponibles s'étendent sur un horizon permettant les comparaisons : trois campagnes de prospective, de 1969 à 1985. D'autre part, cet horizon traverse les années 70, dont on sait qu'elles ont constitué une période charnière dans l'évolution des systèmes de représentation du futur. Les crises pétrolières non anticipées qui se déroulèrent pendant cette période ont en effet porté de rudes coups à la confiance jusque là accordée aux systèmes de prévision.

Globalement, les différentes « campagnes » (P. Alba [1988]) de prospective ont été mises en place en 1968-1969 (horizon visé : 1985), 1978 (horizon visé : 1990-2000), et 1985 (horizon visé : 1995-2000). Les méthodes utilisées sont résumées dans le tableau suivant ( En caractères normaux, les commentaires de P. Alba ; en italique, nos remarques personnelles)

Tableau 4-2 :

La prospective chez ELF

 

Début de l'étude

Composantes

1968

1978

1985

 

 

 

 

 

Causes de l'étude

(Pourquoi a-t-on choisi de lancer cette étude

(?)

Pas de raison explicitée, mais on peut relier cette première étude à l'essor de la prospective, et à la montée des incertitudes monétaires (les accords du Smithsonian Institute seront signés en 1971), politiques (montée en puissance des pays du Sud, renforcement de l'OPEP, etc. Cf. J.M. JEANNENEY [1989,p.37-39])

Interrogations sur l'avenir d'ELF suite aux chocs pétroliers et à la crise économique qui s'ensuit.

 

 

Suite aux bouleversements de leur activité dus au premier choc pétrolier, les études prospectives vont s'avérer de plus en plus importantes , notamment pour les compagnies pétrolières ressentant sans doute plus durement les effets de prévisions erronées.

Suite à une forte évolution du groupe, et à une conjoncture nouvelle, souhait de vérifier si les constantes de l'action d'ELF étaient pérennes.

 

On remarquera d'une part la date de l'étude (moins de 10 années après la précédente), et surtout le fait que l'horizon envisagé évolue peu : c'est donc que l'on n'est plus aussi sûr des résultats de la campagne précédente.

 

Horizon visé

1985

années 1990

1995

Méthodes utilisées

Prévisions quantitatives

Etudes thématiques (politiques et sociologiques) éclairant le paysage économique résultant des prévisions.

 

On est au début de la prospective, qui s'exprime par les méthodes relativement novatrices pour l'époque que sont les « études thématiques ». Mais l'armature du système reste la prévision quantitative.

Définition de trois scénarios, « sombre », « gris », « rose »; la synthèse finale évoque les stratégies qu'ELF peut concevoir en réponse à ces scénarios.

 

 

 

Apparition des scénarios. Dans notre terminologie, ce sont des scénarios descriptifs ; le fait que les stratégies ne soient qu'esquissées montre que les scénarios constituent de fait des « super-prévisions » : on n'a plus un seul futur comme dans la prévision, mais trois futurs, trois prévisions indépendantes en quelque sorte.

Même méthodologie qu'en 1978, mais plus de personnes concernées, étude conduite beaucoup plus lentement pour favoriser la remontée d'expérience ; construction de la stratégie par des équipes indépendantes.

 

 

Certes, les scénarios demeurent plutôt descriptifs. Mais la volonté de l'organisation est mise en avant, notamment par un lien accru entre les stratégies envisagées et les scénarios « descriptifs ». De plus, la durée du processus montre qu'une grande attention est portée à l'implication du plus grand nombre dans la démarche prospective.

3.1.3 Conclusion : une différenciation culturelle

Toutes choses égales par ailleurs, les scénarios descriptifs semblent a priori moins adaptés à la complexité que ne peuvent l'être les scénarios normatifs. En effet, si l'on conçoit la complexité comme une « imprévisibilité essentielle », le fait de construire deux, trois, ou quatre prévisions alternatives &endash; ce qui est le principe, rappelons-le, des scénarios descriptifs &endash; n'augmente que dans une faible mesure la probabilité de succès de cette anticipation. A l'inverse, la volonté de construire un futur « souhaitable » pour l'organisation est a priori moins dépendante des événements qui peuvent survenir dans l'environnement, et donc moins sujette à des échecs de prévision.

Il faut cependant se garder de toute interprétation trop facile, qui conduirait à délaisser les scénarios descriptifs pour ne construire que des scénarios normatifs. D'une part, comme le dit M. Godet (Cf. supra), l'un ne va pas sans l'autre : la volonté de l'entreprise demeurera toujours contrainte par le contexte dans lequel elle souhaite l'exprimer. Clairement, si n'importe quelle entreprise peut toujours souhaiter construire le meilleur produit du monde, elle demeurera toujours liée, qui par des contraintes technologiques, qui par des réalités économiques... et le plus souvent par les deux !

De plus, cette différenciation « conceptuelle » entre les types de scénarios traduit également sans doute une différenciation plus « culturelle ». D'un côté, les Anglo-saxons, pragmatiques, considèrent les scénarios comme une simple évolution des méthodes prévisionnistes, et réservée à l'anticipation de futurs incertains ( Cf. la citation de B. Taylor : les prévisions ne donnant plus satisfaction, on leur préfère les scénarios, quand bien même leurs soubassements théoriques sembleraient moins solides. Voir S. Amabile (1996, p.207)

. De l'autre, les Français pour qui la prospective est une alternative tranchée aux prévisions, cherchent à distinguer plus nettement ces deux méthodes. L'absence de traduction anglaise littérale de « prospective », remplacé par le terme plus vague de « recherche sur le futur » &endash; incluant donc les prévisions &endash; semble symptomatique de cette démarcation.

 

3.2 Aménager les modèles : la simulation

La construction de modèles (jeux d'acteurs, analyses structurelles, analyse morphologique ; Cf. M. Godet [1991]) est habituellement vue comme un préalable à l'inscription de l'organisation dans ses futurs. Les modèles constituent en quelque sorte les bases à partir desquelles l'on peut construire les scénarios. J. Lesourne (1989) écrit ainsi « [...] qu'une recherche sur la construction de systèmes de référence pourrait être fructueuse en dégageant non pas une, mais des formes de représentation plus satisfaisantes que celles utilisées actuellement ». Mais les modèles sont également utiles en eux-mêmes ; A.C. Martinet (1983) écrit ainsi que « le décideur a davantage besoin d'un modèle de l'entreprise souhaitée que d'un objectif financier ».

On peut remarquer l'opportunité que constitue justement ce modèle écrit, pour peu que l'on ait pris la peine &endash; ce qui est de plus en plus le cas aujourd'hui &endash; de rendre les données accessibles par les moyens modernes de traitement de l'information. On peut en effet en faire le pivot de simulations, lesquelles sont susceptibles de fournir d'utiles pistes pour décoder le futur. L'exemple de la planification dans une entreprise de vins de Champagne, cité par H. Tanguy (1992), en donne une illustration.

Cette entreprise se trouvait dans une situation difficile. Elle subissait d'abord un changement des conditions de marché : une plus grande importance des vignerons vis à vis des négociants, le rachat récent de cette entreprise par une holding industrielle peu au fait des pratiques séculaires de fabrication du Champagne. A cela s'ajoutait l'absence de stratégie claire, la Direction Générale n'ayant pas d'idée prédéfinie précise de la trajectoire à suivre. De plus, le secteur est par nature peu adapté à la prévision : le montant des ventes est fortement lié à la conjoncture nationale, et le montant des récoltes est affecté par des aléas climatiques irréductibles. Enfin, la conception même du produit (le Champagne) est complexe, puisqu'elle fait intervenir un délicat équilibre entre le raisin à acheter, les crus qu'il convient de faire vieillir, le temps de vieillissement, etc.

Pour représenter ces interactions complexes, les chercheurs conçurent un modèle informatique permettant de simuler l'activité de l'entreprise. Ce modèle fut construit autour de deux sous-modèles. L'un représentait les interactions entre flux physiques, l'autre traduisait ces interactions complexes en résultats financiers prévisibles, assurant ainsi une double visibilité :

• Au niveau interne, en permettant aux décideurs de l'entreprise de mieux comprendre son fonctionnement : se faire par exemple une meilleure idée de la structure réelle des coûts, ou des interdépendances flux physiques/flux financiers.

•Au niveau externe, en fournissant aux dirigeants de la holding un outil leur permettant de suivre l'activité de la firme (et notamment ses résultats financiers), sans qu'il soit nécessaire pour eux de s'initier à toutes les subtilités de la fabrication du Champagne.

Il est important de noter que ces modèles, bien qu'orientés sur les choix futurs, ne contenaient aucune forme de prévision (sur le montant des ventes, la quantité récoltée, etc.). Dans un tel contexte, la simulation apparaît comme une alternative intéressante aux systèmes traditionnels. Elle ne fournit certes pas une image de l'évolution du secteur &endash; clairement, des ventes ou du marché ; pourtant, elle permet au moins aussi bien de préparer le futur que ne pourrait le faire cette hypothétique image. Elle donne à voir des situations plus différenciées ; par là, elle est à même de favoriser une attitude plus ouverte au changement. Précisons également qu'elle ne contient pas de jugements de valeur sur l'avenir, et prête donc moins facilement le flanc à la critique &endash; au moins sur ce point particulier.

En cela, elle nous paraît représentative d'une prospective moderne. Une prospective que l'on pourrait croire éloignée de la méthodologie en usage dans la discipline ; mais qui ne s'éloigne de cet usage que pour mieux respecter la règle. Car la vocation première de la prospective est moins de prédire l'avenir que de le préparer. Le paragraphe suivant présentera d'autres méthodes défrichant cette voie.

 

4. Une prospective « intégrative »

 

Face à la complexité, nous disions que le prospectiviste pouvait adopter deux types de comportements ; dans le paragraphe précédent, nous avons parlé d'un comportement « défensif » : le but est de conserver l'essentiel de la démarche prospective, en l'accommodant (au sens de J. Piaget, 1977) aux « nouveaux » environnements complexes. Il est un autre comportement possible, plus « offensif », se rapprochant de l'assimilation (Piaget, ibidem). Il s'agit alors de ne pas considérer la complexité comme une menace, susceptible de saper les fondements de la prospective. Il s'agit plutôt de la considérer comme une opportunité, une chance de réfléchir à la refondation de cette démarche sur des bases nouvelles. En cela, on rejoint E. Morin lorsque ce dernier remarque que le « problème de la complexité est un incontournable défi que le réel lance à notre esprit» (1990, p.164) ou J. Mélèse écrivant que la complexité n'est pas le « mal absolu » (J. Mélèse, cité dans J.L. Le Moigne, 1989). Autrement dit, la complexité ne doit pas être vue comme un ennemi à l'autel duquel il faudrait sacrifier l'idée-même du long terme dans la gestion. Bien au contraire, il nous faut la voir plutôt comme une façon de s'affranchir d'outils ou de présupposés que &endash; au moins pour certains &endash; l'intuition puis la raison nous avaient conduit peu à peu à abandonner.

Ainsi, la pratique prospective s'est surtout attachée à concevoir des dispositifs « adaptatifs », tournés vers l'extérieur (l'environnement). De tels systèmes sont destinés à diagnostiquer à l'avance menaces et opportunités. Mais ces systèmes atteignent leurs limites dès lors que l'on perçoit une difficulté à prévoir ces menaces et ces opportunités. D'ou l'idée « offensive » de réfléchir à ce que pourrait être une prospective « intégrative », tournée vers l'intérieur &endash; donc vers l'organisation elle-même.

Certes, cette solution peut apparaître hors de propos : si la représentation de l'environnement est clairement du ressort de la prospective, peut-on en dire autant des solutions organisationnelles à privilégier ? Ce choix ne nous semble cependant pas si iconoclaste. Car répétons-le, à la base, la tâche dévolue à la prospective est bien la préparation de l'avenir. Et préparer l'avenir, n'est-ce pas aussi (d'abord ?) préparer l'organisation à l'affronter ?

Dans cette optique, aux classiques dispositifs de « vigilance » uniquement tournés vers l'extérieur, conviendrait-il peut être d'adjoindre des systèmes « d'attention », tournés vers l'intérieur de l'organisation (§4.1). On peut également réfléchir aux vertus de l'expérimentation, comme susceptible d'enrichir le catalogue des réponses possibles de l'organisation face aux turbulences (§4.2).

 

4.1 Vers l'attention organisationnelle

Dans les années 60, les analystes du Pentagone se plaignaient de ne pouvoir mener à bien leurs études. Ils mettaient en cause les téléscripteurs du Département, qui relayaient les diverses sources d'information disséminées dans le monde. Ils leur reprochaient leur lenteur déplorable ; les informations ne leur parvenant qu'au compte-gouttes, ils ne pouvaient jamais se faire une vue d'ensemble des différents enjeux qu'impliquait chaque dossier. Dans le contexte de la guerre froide, on jugea leur requête stratégique, et les modifications demandées furent apportées rapidement. Quelques temps plus tard, les doléances reprirent : les informations arrivaient trop rapidement, et ce trop-plein d'informations disponibles rendait les synthèses difficiles...

En narrant cette anecdote, H.A. Simon (1991) insistait sur un point important. Dans les situations de décision, il est de coutume de dire qu'une grande partie des difficultés provient de ce qu'il est difficile de se procurer l'information adéquate. Par cet exemple, le Prix Nobel voulait montrer que c'est souvent moins les informations qui font défaut, que la capacité d'attention des acteurs face à ces décisions. Autrement dit, l'important est moins de disposer de tous les éléments d'une décision, que d'arriver à focaliser son attention sur ceux qui sont potentiellement porteurs de sens. Cette tâche est difficile, a fortiori quand les situations appellent des décisions rapides. Or, « si l'organisation d'un futur satisfaisant appelle des actions réfléchies immédiates, c'est un phénomène organisationnel banal que l'attention aux besoins du moment (éteindre les feux) prenne le pas sur l'attention aux problèmes que poseront de nouveaux investissements ou de nouvelles connaissances ». (H.A. Simon; cité dans S. Amabile (1996, p.207)

Justement, rétorquera-t-on, n'est-ce pas justement la fonction de la prospective que de « focaliser l'attention », d'indiquer aux décideurs les différentes dimensions à « garder à l'œil » &endash; et, par exclusive, celles pour lesquelles on peut se permettre d'être moins attentif ? Pour résoudre ce problème, la solution qui demeure encore majoritairement privilégiée est le recours à une « veille stratégique » spécialisée. Certes, cette piste mérite encore d'être développée. Mais confier cette focalisation à une fonction dédiée, fonctionnant de manière autarcique, conduirait nécessairement à se priver de facto des formidables capacités d'attention que recèle le reste de l'organisation (H. Lesca et M.L. Caron, 1995).

Chacun des membres de l'organisation se construit une fonction d'attention « individuelle », fondée sur ses propres perceptions, représentations, connaissances, etc. S'il est illusoire d'envisager la possible mobilisation de l'ensemble de ces capacités individuelles, doit-on pour autant les négliger ? Une organisation soucieuse de son futur peut semble-t-il trouver un intérêt à « mettre en commun » ces fonctions d'attention individuelles pour créer ce que S. Amabile appelle des « réseaux d'attention » (§4.1.1), dont on donnera un exemple (§4.2.2).

 

4.1.1 Les Réseaux d'attention : une première approche

L'attention individuelle est par nature limitée. Nos capacités ne nous permettent pas en permanence d'être attentifs à tout, ni même d'être attentifs avec une acuité comparable à tous les facteurs que nous jugeons pourtant dignes d'intérêt.

Dans une organisation, chaque acteur va ainsi se créer des « routines d'attention », par lesquelles il va, le plus souvent inconsciemment, limiter volontairement ses capacités d'écoute de son environnement. Évidemment, certains éléments extérieurs pourront faire évoluer ses routines : une information nouvelle, une tendance qui s'ébauche, etc. Mais la perception de cette information nouvelle sera d'autant plus difficile que la routine d'attention est bien établie. Autrement dit, si au fil des années, on s'est donné une image de la réalité que les données successives n'ont fait que renforcer, la survenance d'un événement « imprévu » (ne rentrant pas dans ce cadre) sera d'abord vue comme une « incongruité ». Il faudra sans doute d'autres informations ou d'autres indices pour que la routine d'attention disparaisse... pour être d'ailleurs aussitôt remplacée par une autre ( La problématique du passage d'une attention individuelle à une attention collective pose également d'autres problèmes : routines collectives, etc. V. S. Amabile (1995a, 1995b, 1996).

D'où l'intérêt de promouvoir des réseaux d'attention, organisation dont S. Amabile [1996] affirme qu'elle « pourra être l'outil du passage d'une compréhension limitée, conçue à l'échelle d'un cerveau individuel, à une attention partagée, réticulée ( organisée en réseau) et répartie, image 'd'un cerveau de réseaux interconnectés' (G.Y. Kervern [1992])».

 

4.2.2 Réseaux d'attention organisationnels

L'interconnexion des attentions individuelles peut s'établir dans des périmètres plus ou moins importants. On peut définir un réseau d'attention limité à une organisation, ; on peut également concevoir un réseau d'attention sur une échelle plus étendue, englobant plusieurs organisations. Dans le premier cas, on parlera de réseau d'attention « intra-organisationnel » ; dans le second, de réseau d'attention « inter-organisationnel ».

Les réseaux intra-organisationnels d'attention existent au niveau opérationnel. La détection d'aéronefs pénétrant le territoire ou de navires entrant dans les eaux territoriales sont effectuées par des réseaux géographiquement dispersés, qu'on pourrait assimiler à des réseaux d'attention. Néanmoins, il ne s'agit là que de l'une des facettes de la perception des menaces potentielles. A cette attention « immédiate », il convient également d'adjoindre une attention à plus long terme, balayant plus largement les déterminants du futur de l'organisation : situation géopolitique, évolutions techniques, évolutions sociétales.

Même si les systèmes d'attention intra-organisationnels sont indéniablement susceptibles d'enrichir les représentations de l'environnement et, par suite, les contextes décisionnels, leur caractère « fermé » (une organisation unique) peut également aboutir à certains biais. Comme l'écrit toujours S. Amabile (1995), « il s'agit d'éviter que par [...] contagion mimétique, la manière d'être attentif d'un acteur ou d'un groupe d'acteurs, soit copiée et imposée et vienne progressivement diminuer la diversité de l'attention organisationnelle (...). Il ne faut pas sous-estimer le danger que tous les acteurs d'une organisation regardent dans la même direction et que cette réduction de la diversité (...) crée véritablement des 'zones aveugles' ». Autrement dit, s'il est légitime que l'organisation se réfère à une doctrine unifiée, cette unification ne doit pas entraîner en retour la création de « zones de non-attention » qui ne s'inséreraient pas directement à l'intérieur de la pensée doctrinale.

L'une des façons d'éviter cet écueil est de mener une attention non plus réduite à une seule organisation, mais étendue à plusieurs organisations partageant des intérêts communs ; ce que l'on peut appeler une attention « inter-organisationnelle ». C'est le cas, pour reprendre l'exemple précédent, de la mise en commun des systèmes de détection afin de se donner une vision plus globale des phénomènes. On le voit bien, le but n'est pas de faire disparaître les identités des différentes organisations pour créer une organisation commune. Il s'agit bien plutôt de mettre en commun un certain nombre de ressources afin que chacun puisse en retirer un bénéfice &endash; au besoin différent de celui retiré par les autres.

Dans le cadre de l'entreprise, c'est l'exemple (cité par S. Amabile [1996]) de la création d'un système d'information commun à un certain nombre de sociétés mutuelles d'assurance basées à Niort. Ces sociétés ont créé une filiale commune, chargée de mettre en relations leurs différentes bases de données afin de leur permettre de se forger une représentation plus claire de leurs divers environnements. Elles cherchent notamment à disposer d'informations fiables concernant les sinistres automobiles survenus à leurs assurés. Chacune des sociétés concernées peut demander à cette filiale commune de réaliser des études en utilisant uniquement ses propres données ; le résultat reste alors sa propriété. Mais elle peut également commander des analyses nécessitant des données appartenant à d'autres partenaires ; lesquelles bénéficient alors des résultats, au même titre que la société ayant demandé l'étude. On voit ici la philosophie de la coopération. Chacune des sociétés peut bénéficier des ressources communes, mais elle conserve toute latitude dans la détermination de ses objectifs propres.

Cet exemple est bien sûr tiré d'un contexte particulier ( contexte dans lequel les différentes sociétés concernées (MAIF, MAAF, MACIF, MATMUT, MACSF) partageaient des valeurs mutuelles et une implantation géographique communes, tout en n'étant, du moins dans un premier temps, pas réellement concurrentes.), et mériterait de trouver d'autres applications dans d'autres contextes. Il n'en reste pas moins représentatif des diverses potentialités offertes par une gestion raisonnée de l'attention inter-organisationnelle, quand les organisations concernées partagent un certain nombre de valeurs ou de buts communs.

 

4.2 Intérêts de l'expérimentation

L'expérimentation trouve de multiples applications, à quelque niveau que ce soit, et dans quelque contexte que ce soit. Dans le domaine des entreprises, la construction de prototypes pour juger des qualités (ou des défauts) de produits futurs est la règle. De même, l'expérimentation médicale est plus qu'un usage, une obligation dans la perspective d'une application à l'homme de nouvelles thérapies. Dans le domaine militaire, l'efficacité des systèmes d'armes ne peut être prouvée que par un long processus de mise à l'épreuve des matériels.

En élargissant l'idée, on pourrait également parler d'expérimentation organisationnelle. On pourrait la définir comme la mise en œuvre dans et par l'organisation de méthodes nouvelles dans le but de juger de leur efficacité et de leur pertinence, et d'évaluer la capacité de l'organisation à les mettre en œuvre. Ainsi définie, l'expérimentation organisationnelle semble de nature à préparer l'organisation à ses futurs incertains. En effet, par l'expérimentation, l'organisation accroît le nombre de réponses potentielles qu'elle est susceptible de fournir face à une évolution imprévisible de ses environnements. Cet accroissement joue à deux niveaux.

Trivialement, certaines des expérimentations peuvent « tomber juste » : elles peuvent constituer des réponses immédiatement utilisables quand certaines situations imprévues viennent à se réaliser. C'est l'exemple de la planification chez SHELL, que nous citions plus haut. La construction de scénarios fondés sur une évaluation du prix du pétrole jugée fantaisiste par les experts conduisit l'entreprise à réfléchir à des solutions... que l'on put mettre en œuvre quelques années plus tard quand le prix du pétrole vint justement à atteindre les prix évoqués dans le scénario. Directement, l'expérimentation accroît ainsi le nombre d'états possibles de l'organisation (on parle de « variété »); donc, toutes choses égales par ailleurs, sa probabilité de voir ses environnements évoluer vers des situations où ces états &endash; ces méthodes, ces outils, etc. &endash; deviennent d'un usage pertinent. Par parenthèse, l'accroissement du nombre de scénarios potentiels participe du même principe : prévoir « plus large », c'est par nature accroître la probabilité d'avoir une prévision valable. On pourrait analyser ainsi la présence dans le Livre blanc de la Défense d'un nombre certain de scénarios possibles... là n'est pas le débat, mais on peut néanmoins s'interroger sur la capacité d'une organisation (l'armée) à proposer des « solutions organisationnelles » adaptées à l'ensemble de ces situations (de ces menaces).

Mais l'expérimentation peut également jouer un effet indirect. Le changement peut se discuter ou se décréter ; il n'en demeure pas moins que sa rapidité et/ou son efficacité dépend de l'aptitude de l'organisation à « oublier ses routines », à se construire des représentations puis des modes d'action rénové(e)s. Or, cette capacité d'oubli peut n'être que stimulée par une instillation &endash; même limitée, cf. infra &endash; de comportements nouveaux... et c'est justement l'objectif de toute expérimentation organisationnelle.

En pratique, l'expérimentation peut prendre plusieurs formes &endash; ou plus exactement, s'exprimer à plusieurs échelles (§4.2.1). Elle suppose également que l'organisation lui réserve quelque sorte de ressources (§4.2.2).

 

4.2.1 Les échelles de l'expérimentation

L'expérimentation peut être menée suivant des échelles différentes. On peut expérimenter sur un périmètre organisationnel et financier limité ; classiquement, dans une unité ou sur une région. Mais on peut également mener une expérimentation engageant des ressources financières importantes sur des horizons plus lointains.

L'expérimentation sur un paramètre limité est la plus couramment utilisée. Par définition, elle limite les risques en cas d'échec. Et même si cette expérience ne donne pas les résultats escomptés, elle permet de toute façon d'acquérir des informations sur certaines de ses conditions d'exercice : erreurs à ne pas commettre, modalités pratiques de mise en oeuvre, etc. Elle permet également de tester « en grandeur réelle » les réactions de l'environnement.

On peut également choisir de mener une expérimentation à grande échelle, par laquelle on crée d'emblée une rupture importante, et où l'on s'expose ainsi délibérément à l'aléatoire en acceptant une prise de risque significative. C'est le choix de l'entreprise KENWOOD (exemple cité par R.A. Thietart (1996), qui, consciente de ne pouvoir prévoir de façon efficace le comportement des consommateurs, préfère lancer un certain nombre de produits concurrents (dans le secteur du petit électroménager), laissant en quelque sorte « le marché décider» plutôt que de se fonder sur une hypothétique maîtrise de la situation (à partir des résultats d'études de marché). On peut cependant s'interroger sur le choix du terme « expérimentation » pour caractériser un tel choix : le montant des ressources (financières, humaines) engagées rend tout retour en arrière aléatoire, augmentant d'autant les risques encourus.

Mais qu'elle soit menée sur petite ou grande échelle, « l'expérimentation de nouveaux paradigmes organisationnels permet le développement de catalogues de configurations dans lesquels l'organisation peut puiser lorsque les forces de changement l'emportent sur la viscosité et les résistances de cette dernière (...). L'expérimentation, que ce soit par l'intermédiaire de l'innovation "sauvage" ou bien encore par la mise en place de modes de fonctionnement différents de ceux existants, permet de créer un répertoire de réponses nouvelles à des demandes de l'environnement que l'on ne peut prédire » (R.A. Thiétart et B. Forgues [1993]).

La création de ce « catalogue de configurations » suppose cependant deux conditions : d'une part, la capacité de l'organisation à capitaliser les résultats de l'expérimentation de façon effective. Cette capitalisation passe notamment par l'explicitation des conditions initiales de l'expérimentation, et par une évaluation multi-dimensionnelle des résultats &endash; une évaluation qui ne soit pas réduite à quelques chiffres « bruts », par définition de moins en moins exploitables au fil du temps. D'autre part, l'expérimentation ne peut être effectivement réalisée que si l'organisation dispose « en réserve » de quelque sorte de ressources à lui affecter : c'est la problématique du « slack organisationnel ».

 

4.2.2 Des ressources réservées : le concept de « slack »

Les scientifiques qui ont analysé la structure des molécules d'ADN contenues dans les cellules ont abouti à un résultat paradoxal : seul 1% de cet ADN serait « codant » &endash; contiendrait des gènes capables de synthétiser des protéines. Les 99% restants ont longtemps été considérés, faute de mieux, comme de l'ADN « inutile ». Cependant, des théories récentes ( voir « Le Monde », 19 /11/1996) remettent en cause cette « inutilité » supposée. Selon certains scientifiques, les fragments de cet ADN inutile, situé entre les zones utiles, servirait en quelque sorte de « réservoir potentiel d'évolution ». La molécule contiendrait donc un certain nombre d'espaces libres, aptes à recevoir des gènes nouveaux, capables de synthétiser des nouvelles protéines.

Une fois n'est pas coutume, la théorie de l'organisation avait (« aurait » conviendrait sans doute mieux, la preuve des théories avancées n'étant pas encore faite) précédé la biologie en définissant une notion équivalente : le « slack » organisationnel. En pratique, ce sont les ressources qui ne trouvent pas une application immédiate dans les processus mis en oeuvre par une organisation. On peut parler du « slack » dans une chaîne de fabrication, si certains ouvriers ne sont pas directement impliqués dans la production en cours ; ou dans les ressources de l'organisation mises en réserve plutôt que réinvesties.

Ce concept a souvent un sens péjoratif, et l'existence d'un « slack » est considérée par beaucoup comme l'expression d'une société mal gérée, ou non optimisée. Pourtant, J.B. Quinn [1982] montre que la recherche d'opportunités qu'est l'expérimentation n'a de sens que si l'organisation dispose de ressources suffisantes pour les saisir. « Les ressources organisationnelles et monétaires doivent être constituées par l'avance pour exploiter les opportunités qui apparaissent de façon aléatoire ».

Notons également que ces ressources « réservées » peuvent éventuellement permettre d'explorer certaines alternatives, de réaliser des essais... et éventuellement de financer leurs échecs. Il serait illusoire de définir un « slack » optimum en fonction de la plus ou moins grande prévisibilité de l'environnement. On peut néanmoins remarquer qu'une organisation confrontée à un environnement complexe, donc foncièrement imprévisible, aurait un certain intérêt à se créer un « slack » important. En agissant a contrario, donc en affectant trop tôt et de façon trop rigide l'ensemble de ses ressources, elle risquerait de diminuer grandement ses capacités de réaction et, in fine, son adaptativité. Car, comme l'écrit P. Lorino [1989, p.182], « la marge de liberté de demain s'achète aujourd'hui ».

C'est ce que traduit l'expression anglaise « postponement », ou capacité à « maximiser l'adaptativité » (D. Gabor (dans E. Jantsh [1969]) . A notre connaissance, ce principe a été prôné pour la première fois par D. Gabor [1964], mais il a trouvé ensuite de multiples partisans. H.A. Simon [1991, p. 166], par exemple, écrit : « comment voulons-nous laisser le monde pour la prochaine génération ? Quelles sont les bonnes conditions initiales pour eux ? Un desiderata souhaitable serait un monde offrant autant de solutions alternatives que possible aux futurs décideurs, évitant les engagements irréversibles qu'ils ne pourraient annuler. C'est cette aura d'irréversibilité planant sur tant de décisions concernant le développement de l'énergie nucléaire qui rend ces décisions si difficiles ».

Si le « postponement » apparaît comme une alternative séduisante dans les situations complexes, elle n'en constitue pas la panacée. Sa mise en œuvre, notamment, apparaît délicate. Car le fait de laisser la plus grande liberté possible ne signifie pas « ne pas agir », et n'est pas synonyme d'inactivisme, bien au contraire. Elle peut également conduire à un activisme irraisonné. Car après tout, une application aveugle d'un tel mode d'action pourrait nous amener à penser qu'il faut abandonner toute activité industrielle, au motif que la consommation de ressources naturelles qu'entraîne cette activité obère gravement la liberté d'action des générations futures. Ces réserves &endash; dont on peut remarquer qu'elles mettent plus en cause le mode d'utilisation que le principe même du « postponement » &endash; mises à part, il demeure que la recherche d'alternatives « ouvertes », au besoin « préparées » par l'expérimentation, apparaît comme une solution raisonnée pour faire face aux turbulences que génère la complexité.

 

Conclusion : la prospective « transfocale »

 

Pour réfléchir aux conditions d'une « nouvelle » prospective, J.L. Le Moigne [1996] appelle à la définition d'une prospective « trans-focales » : « transfocale en ceci que son instrumentation se fait en quelque sorte par un "zoom autofocus" : le regard du modélisateur dans une direction ne se limite plus à un horizon donné, il balaye en permanence tous les horizons possibles, tâtonnant, hésitant, revenant en arrière, repartant, comme le peintre tâtonnant devant son oeuvre en genèse, par une permanente oscillation imaginative entre fins et moyens [...]. Trans-focale aussi en ce que plusieurs focales (plusieurs directions d'observation) sont en permanence concernées. La nouvelle prospective requiert une sorte de caméra à objectifs multiples, fonctionnant en parallèle, et enchevêtrant les images qu'elle produit : la transversalité concerne ici le champ exploré ».

Cet article, qui se voulait un regard sur les conditions de la prospective dans la complexité, s'est également construit dans une perspective « trans-focales ». Les quelques images que nous avons proposées se voulaient moins des solutions organisationnelles toutes faites que des voies de réflexion (ou des « tâtonnements », Cf. J.L. Le Moigne) sur les conditions d'exercice de la prospective dans les environnements complexes. De même, les réflexions sur la simulation, l'expérimentation, l'attention doivent apparaître comme des « images enchevêtrées » plus que comme des recettes que l'on pourrait immédiatement mettre en application.

On a pu parfois s'éloigner de la « lettre » de la prospective. Mais après tout, comme l'écrit A. Braun [1996], « varier les angles, multiplier les perspectives, considérer toutes les facettes, développer les perceptions, aiguiser les regards, décliner les questions, rapprocher les horizons, renverser les perspectives, voilà les techniques de la prospective ! ».

On pourra toujours épiloguer sur les mérites &endash; et ils sont nombreux &endash; de chacune de ces techniques, et chacun des outils du prospectiviste. Mais l'outil est toujours moins important que le projet qui l'a fait naître. Il s'agissait plutôt de fixer « l'esprit » de la prospective : établir la volonté de l'homme ou son « projet actif » (J.L. Le Moigne [1995)] sur des processus qu'il ressent pourtant hors de son atteinte. « La prospective est d'abord une volonté et une attitude, une disposition de l'homme qu'il faut encore et toujours retrouver et réinstaller au centre de l'action » (A. Braun [1996]).

 

 

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