PSYCHOLOGIE CULTURELLE. Le développement cognitif est-il culturel ?

Note de lecture par DEMAILLY André

            Cet ouvrage est destiné à des étudiants de psychologie et plus particulièrement de psychologie du développement. Il ne fait nul doute que ceux-ci en apprécieront nombre de traits : définition des notions les plus absconses à mesure qu’elles apparaissent dans le corps du texte, présence d’encarts qui développent ou résument des points importants de l’exposé, qualité des schémas et des illustrations.

            Mais la forme interrogative de son sous-titre (« Le développement cognitif est-il culturel ? »), tout autant que la démarche non dogmatique de son auteur, indiquent qu’il peut intéresser un public bien plus large, sans doute plus « âgé » et peut-être plus cultivé (si l’on considère que le temps d’une vie érode bien des frontières disciplinaires et met un peu d’ordre dans le fatras des croyances ou des connaissances). C’est dans cette dernière perspective que nous essaierons d’en rendre compte, sans chercher à dissimuler nos lacunes quant à divers points abordés (la pensée de Vygotsky, par exemple) ni nous interdire quelques digressions.

Pour saisir tout le sel de cet ouvrage, il faut savoir, nous semble-t-il, que son auteur s’est passionné très tôt pour le développement de l’enfant dans un contexte multiculturel. En effet, il révèle ailleurs (dans son chapitre « Ontogenèse de la complexité » de l’ouvrage collectif dirigé par J. Miermont « Les ruses de l’humain dans un monde rusé », L’Harmattan, 2007) qu’il a passé une bonne partie de sa jeunesse en Océanie au contact de jeunes tahitiens qui étaient tout à la fois comme lui et différents de lui. Dès lors son chemin était tracé : devenir enseignant-chercheur d’une psychologie du développement qui ne mettrait pas les aspects culturels et interculturels entre parenthèses.

Pour en arriver là, on imagine les obstacles qu’il a dû surmonter. Et maintenant qu’il y est parvenu, on ne s’étonne pas non plus de tous les comptes qu’il a à régler. D’abord avec les grands penseurs de sa discipline (Piaget, Wallon, Freud, Vygotsky) dont on lui a rebattu les thèses au long de son cursus universitaire, tout en lui laissant le soin d’en faire la synthèse (mission quasiment impossible, vu l’hétérogénéité de leurs points de vue et de leurs appareils conceptuels). Ensuite avec les grands courants de l’approche culturelle, dont aucun ne « collait » vraiment avec ce qu’il avait vécu. Aux confins de ces deux grands domaines (dont on comprend, dès les premières pages, qu’ils ne font qu’un pour lui), soulignons tout de suite qu’il met aussi en avant Jérôme Bruner (passionnément) et Maurice Godelier (modérément).

Pour régler « ses » comptes, il va choisir les voies de la discussion théorique et de la recherche empirique (à la fois comparative et expérimentale). Dans son ouvrage, l’une précède et introduit l’autre. Mais on sera plutôt enclin ici à choisir l’ordre inverse. D’une part, outre que le montage d’une étude expérimentale limite drastiquement les prétentions théoriques (à moins qu’il ne s’agisse d’une expérience « décisive » - extrêmement rare en sciences exactes et plus encore en sciences humaines – qui tranche entre des hypothèses nettement concurrentes et totalement spécifiées à l’avance), c’est dans le choix des variables étudiées et l’interprétation des données recueillies que se dévoile l’expérimentateur. D’autre part, c’est au regard de ces données qu’on peut y voir un peu plus clair dans une discussion théorique qui plonge dans des domaines aux contours imprécis et des concepts au contenu indécis.

Les études expérimentales et comparatives de Bertrand Troadec se plient astucieusement à diverses contraintes. Il y a d’abord celles des controverses du moment, si possible à un niveau international  (effet du « publish or perish »): ses montages expérimentaux y font référence et s’en inspirent fortement (en ce sens, ils ne sont pas « originaux » mais ils y ajoutent toujours un petit plus). Il y a aussi celles des grandes controverses passées (autour des thèses de Piaget notamment) : ses expériences vont donc avoir quelques relents piagétiens en portant sur la conception de l’espace et du temps ou sur un thème aux connotations nettement épistémologiques, tel que la représentation de la terre. Il y aussi celles de faisabilité : l’auteur se contente de ce qui est accessible (travailler dans des écoles, avec un matériel léger) mais n’hésite pas à le faire en Polynésie ou au Maroc. Et dans chaque cas, il recueille quelques résultats qui bousculent certaines idées reçues.

Dans son expérience sur la représentation de l’espace, il égratigne quelque peu l’idée piagétienne selon laquelle celle de l’enfant serait initialement égocentrique (situer un objet par rapport à « sa » gauche ou « sa » droite) et se décentrerait peu à peu (par rapport à des repères extérieurs comme la mer ou la montagne ou en fonction des points cardinaux) : il observe plutôt l’inverse. En revanche, il réhabilite quelque peu les thèses piagétiennes à propos de la représentation de la terre : les jeunes enfants marocains penchent plus longtemps que leurs congénères européens pour une terre plate, sans qu’il soit en mesure de préciser jusqu’à quel point leur religion conforte cette intuition première.

Ces données sont précieuses, dès lors qu’elles mettent à mal certaines théories trop centrées sur les enfants européens ou occidentaux. Mais elles ne permettent guère de départager les paradigmes épistémologiques abordés dans la première partie de l’ouvrage (positivisme versus constructivisme, constructivisme radical versus constructivisme réaliste), pas plus que les diverses théories de l’esprit. Autrement dit, il faudra beaucoup d’autres travaux empiriques pour faire bouger les positions en présence et, si possible, des travaux mieux à même de les faire bouger.

Cette première partie n’en est que plus stimulante et troublante. D’un côté, on peut se demander ce qu’un étudiant moyen va retenir de ce grand déballage de thèses épistémiques et d’approches interculturelles (déterministe, universaliste, relativiste, interactionniste) ; on peut même craindre qu’il ait l’impression d’avaler une bouillie plutôt indigeste (sans en retenir grand-chose) ou d’assister à un combat d’ivrognes dans un tunnel obscur (avec l’envie d’aller voir ailleurs). De l’autre, un lecteur plus âgé peut y voir l’occasion d’un salutaire examen de conscience sur ses adhésions de jeunesse à tel ou tel courant de pensée.

Ainsi, à propos des deux « grands » de la psychologie (tout au moins par le nombre de leurs épigones), Piaget et Freud, comment n’avoir pas vu plus tôt que leurs thèses étaient éminemment réductrices à l’égard de tout ce qui est social et culturel ? L’un en promouvant un individu épistémique hors-contexte dont les relations sociales seraient une affaire de logique et les passions idéologiques un accident de parcours vers le groupe INRC. L’autre en expliquant les phénomènes de foule et les mouvements sociaux à l’aide de métaphores familiales (l’égalité dans l’amour du père) ou psychopathologiques (le narcissisme absolu du chef de la horde). A l’opposé, comment ne pas voir aussi qu’on leur oppose des auteurs sans descendance : Wallon, Vygotsky ou Bruner restent certes abondamment et admirativement cités, mais on a du mal à trouver des équipes qui s’en inspirent plus opérationnellement. Idem pour Lévi-Strauss dont on peut prévoir les funérailles grandioses, tout en s’interrogeant sur ce qu’il reste du structuralisme dont il fut le héraut….

Comment n’avoir pas vu plus tôt, aussi, combien les sciences humaines ont été - et demeurent - influencées par les idéologies politiques ou les croyances religieuses ? Pour s’en tenir à la sphère franco-française, comment ne pas voir que celle-ci reste toujours profondément moralisatrice (la lutte du bien contre le mal, en occultant souvent que le mal des uns est souvent le bien des autres), organiciste (tout groupe social étant conçu comme un organisme vivant dont les membres sont voués à la mort s’ils en sont coupés) et avide d’entités supra-individuelles (et d’autant plus irréelles), dans la lignée du christianisme, des « Lumières » (tout au moins celles de Rousseau ou de Robespierre) et du positivisme comtiste (la morale comme guide d’action vers l’accomplissement du Grand Être) ?

A cet égard, l’étude des Baruya de Nouvelle-Guinée par Godelier (pp. 48-54), loin d’être un exemple d’attention aux cultures autochtones, prend plutôt l’allure d’une projection totalitaire « bien de chez nous » : la lutte des classes y est remplacée par celle des genres, avec l’effet d’asphyxier toute idiosyncrasie individuelle dans le carcan des rituels et des rôles… Par contraste, on est presque « soulagé » de lire ces propos de Jared Diamond (dans « De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire », Gallimard, 1997, pp. 257-258) : « En réalité, j’ai régulièrement l’occasion d’observer en Nouvelle-Guinée que les sociétés indigènes diffèrent grandement les unes des autres dans leurs perspectives dominantes. De même que dans l’Europe et l’Amériques industrialisées coexistent en Nouvelle-Guinée traditionnelle des sociétés conservatrices qui résistent aux mœurs nouvelles et d’autres sociétés novatrices qui s’empressent de les adopter. Le résultat, c’est qu’avec l’arrivée de la technologie occidentale, ce sont les sociétés les plus entreprenantes qui l’exploitent pour triompher de leurs voisines plus conservatrices ». Il cite en exemple les Daribi qui ont à peine prêté attention au premier hélicoptère qui se posait chez eux, tandis que les Chimbu étaient déjà prêts à l’affréter… en ajoutant que par la suite ceux-ci ont investi dans la région de ceux-là et en ont fait leurs ouvriers agricoles.

On nous rétorquera peut-être que la projection « marxiste » de Godelier fait place à une projection « capitaliste » chez Diamond… mais au moins celle-ci s’accompagne-t-elle d’une note plus optimiste et valorisante pour les « Papous » : « Il y a des Edison en puissance parmi les Néo-Guinéens que je connais. Mais ils ont consacré leur ingéniosité à des problèmes techniques appropriés à leur situation : ceux que pose la survie sans possibilité d’importation en plein cœur de la jungle plutôt que ceux de l’invention de la photographie » (o.c. p. 270).

Face à cette pesanteur des idéologies passées ou plus récentes (comme le multiculturalisme égalitariste), il est donc urgent de développer une praxéologie interculturelle, c’est-à-dire une théorie de l’action éducative et des échanges interculturels, qui soit autant que possible débarrassée de leurs œillères et aveuglements. Bertrand Troadec y insiste dans la très belle dernière section de son chapitre 4 (pp. 87-92) en appelant à «  la reconnaissance que la valorisation de la différence culturelle propre (notre culture) est nécessaire au processus de construction identitaire, individuel et collectif, associée à une valorisation des échanges et du métissage culturel par les rencontres interculturelles (leur culture) ; - la reconnaissance du respect des différences culturelles et de la pluralité des cultures (nos cultures), associée à une hiérarchisation qualitative de ces différentes productions culturelles afin d’en préférer les meilleures (nos cultures) » (pp. 89-90).

            Mais cette praxéologie doit s’appuyer sur la recherche fondamentale et, si possible, sur des données tangibles et incontestables. C’est sans doute là que le bât blesse le plus : plutôt que d’étudier la représentation de l’espace, du temps ou de la terre, ne serait-il pas plus judicieux de s’intéresser davantage aux jeux et aux contes dans ce qu’ils ont de meilleur ou de pire tant dans leur niche culturelle d’origine que dans celles qui pourraient les importer ? Bref, il reste encore du pain sur la planche…. Mais l’ouvrage de Bertrand Troadec nous en fait déjà sentir l’odeur…

André DEMAILLY