L'ARCHITECTURE ET L'ESPRIT DE L'URBANISME EUROPEEN

Note de lecture par BOUDON Philippe

Architecture : un peu de discipline ! ou : De l’art d’actualiser. L’excellence du travail de Françoise Choay et Pierre Caye, qui a abouti à la récente publication du De Re aedificatori d’Alberti[1] ne doit pas interdire de nous interroger sur la présentation qui en a été faite dans un récent numéro de la revue ESPRIT[2] et sur une idée dont la présence traverse plusieurs articles. On y observe la récurrence de celle de l’architecture comme discipline, parfois dénommée « discipline architecture», devenue tenace depuis que sont envisagés, en partie sous la pression d’une harmonisation européenne, des doctorats d’architecture[3]. Comme si la seule nécessité de tels doctorats transformait miraculeusement et ipso facto l’architecture en une discipline, dont Alberti serait en quelque sorte le père.

Plusieurs textes du numéro en question semblent en effet tenir pour acquis, Alberti aidant, que l’architecture est une discipline. Mais l’insistance à trouver une paternité de ladite discipline dans le caractère instaurateur du discours albertien devrait plutôt inspirer une réflexion critique portant sur la nature de la discipline concernée. La question mérite d’autant plus d’être posée que l’enjeu me semble lié à l’hypothèse de ces éventuels doctorats et concerne donc des milliers d’étudiants. C’est dans ce contexte précis que sont émises les quelques considérations qui suivent, dans lesquelles il ne faut voir aucune espèce d’évaluation de la remarquable édition critique de L’art d’édifier qui vient d’être publié, mais l’expression d’une résonance contextuelle de la lecture du dossier organisé par ESPRIT «Autour de Françoise Choay ».

L’introduction du dossier en question cite très justement la phrase de Françoise Choay selon laquelle « on ne trouve avant la Renaissance aucune société où la production de l’espace bâti relève d’une discipline réflexive autonome »[4]. On peut considérer que s’y exprime, en condensé, l’intérêt historique de l’ouvrage d’Alberti. Et ESPRIT conclut sur « le caractère anthropologique de l’architecture et de l’urbanisme ». Rien de plus juste, mais cet intérêt anthropologique du traité albertien en fait-il un « traité d’architecture » comme il est indiqué sur la quatrième de couverture de l’Art d’édifier ? Rien de moins sûr. Et de quelle « discipline », dans le fond, s’agit il ? Anthropologie ou architecture ?

On opposera sans doute qu’Alberti invente l’architecte – et donc l’architecture. En un sens, c’est vrai[5] : si ce n’est que l’architecte qu’il invente – et c’est en quoi sans doute il y a invention - est un personnage qui, comme nous le dit très justement une note de l’étonnante page 49, est au premier chef ingénieur : « endiguant la mer et les lacs, drainant les marais, armant les navires, rectifiant les cours des fleuves, repoussant l’ennemi, construisant des ponts et des ports, l’architecte non seulement pourvoit aux besoins quotidiens des hommes, mais leur ouvre aussi l’accès à toutes les provinces du monde ». On le voit, l’architecte d’Alberti est assez idéal, et d’ailleurs confondu ici avec l’ingénieur, tandis qu’ailleurs encore, il l’est avec le maître d’ouvrage[6], ce qui mène à relativiser son éventuel apport à l’idéal en question s’il s’agit de celui du métier d’architecte.

Selon Olivier Remaud, auteur de l’article « Le métier d’architecte et l’art d’édifier. Lire Alberti aujourd’hui », dont le titre dit assez le rapprochement visé entre les pôles de l’alternative disciplinaire sur laquelle je m’interroge, il s’agit, avec Alberti, de l’« auteur du premier traité qui élève l’architecture au rang d’une discipline autonome, Alberti (définissant) l’acte d’édifier comme ce qui autorise l’architecte à donner une forme matérielle à la durée. (…) Il fournit une sorte d’ideal type pour évaluer l’incessante métamorphose contemporaine des flux urbains »[7]. De là à faire d’Alberti l’inventeur du développement durable, il n’y a qu’un pas, franchi par Olivier Remaud. « Alberti s’interroge bien sur les conditions de possibilité d’une ville durable ». Pour cet auteur, la citation qui constitue « l’un des apports essentiels d’Alberti à la discipline architecturale »[8] est celle-ci : « chacun aura son foyer à l’image de celui auquel il veut ressembler par son mode de vie : roi, tyran ou enfin simple citoyen ». On ne peut, certes, en vouloir à Alberti d’exprimer ici une sociologie rudimentaire, limitée à trois classes sociales dont deux représentent une extension assez réduite même si elles sont d’importance majeure. On peut aussi admettre qu’il exprime là une conscience anthropologique de l’édifier, mais force est de constater que ni l’idée actuelle de développement durable ni l’architecture ne trouvent de solution aux problèmes actuels, pas plus que le métier d’architecte ne s’en trouve facilité. Or on tend à nous faire penser qu’Alberti a suffisamment éclairé l’architecture pour que nous n’ayons qu’à suivre les règles qu’on peut trouver dans son livre et résoudre des problèmes actuels.

C’est ce que semble penser Olivier Mongin, qui fait référence à des règles qui pourraient être pour nous salvatrices si on les suivait : « Tout d’abord il y a une grammaire (une syntaxe et une morphologie) génératives de l’urbain, des règles corporelles, anthropologiques, mais aussi matérielles, celles qu’Alberti a exposées, qui doivent être respectées. Si ces règles traduisent d’abord un type d’habitat qui renvoie à un manière d’édifier, elles font également écho à des échelles multiples, à des mesures spatiales qui sont à l’origine (ou non) d’un désir d’habiter qui ne peut être imposé arbitrairement. Mais se soucie-t-on encore aujourd’hui de ces règles ? »[9] Mais peut-on énoncer de telles règles, ce qui s’imposerait à qui voudrait les suivre ? On aimerait en savoir plus.

 L’« actualité » de l’édition d’Alberti rencontrerait donc génialement l’ « actualité » des problèmes de la ville, y compris ceux de la temporalité des flux. L’auteur souscrit en effet à « la pertinence des critères utilisés par Alberti en son époque pour le déchiffrement des tendances évolutives de l’architecture contemporaine ». Il renvoie sur ce point à l’entretien de Françoise Choay publié dans le même numéro d’ESPRIT, ainsi qu’à un ouvrage de celle-ci, à paraître. Y est affirmée l’« actualité » d’Alberti, lequel se trouve associé à Paul Valéry, cité avec un titre d’autant plus d’« actualité » lui-même, qu’il s’agit des « Considérations sur le monde actuel » (c’est moi qui souligne). Mais  malgré les efforts qui cherchent à utiliser Alberti pour défendre que l’architecture soit une discipline, loin que l’ouvrage en apporte la preuve, il apporterait plutôt à mes yeux celle du contraire.

Il suffit de lire la remarquable publication en question pour comprendre que le traité d’Alberti n’est pas un traité d’architecture, même si Françoise Choay le tient pour « le premier traité d’architecture occidental »[10] . Car comme le soulignent très justement les traducteurs, le mot « architectura » n’apparaît que trois fois dans les 406 pages de l’édition princeps, lequel s’intitule De re aedificatoria. Et Pierre Caye, dans son excellente Postface, marque bien la différence entre l’architectura de Vitruve et la res aedificatoria d’Alberti et renvoie sur ce point à son propre article, significativement intitulé « Édifier ou architecturer »[11]. Les tenants de la « discipline architecture » diront que ce n’est là que question de mots, « édifier », « architecturer ». Mais la différence est … édifiante. Et de quoi pourrait-il être question, s’agissant de « discipline » ?

La conclusion que je tirerai de ces quelques observations concerne le glissement, problématique à mes yeux, entre le fait de déclarer qu’avec Alberti « la production de l’espace bâti relève d’une discipline réflexive autonome »[12], ce qui paraît juste et constituer en même temps l’apport réel d’Alberti ainsi que celui de ses commentateurs, vers celui d’en tirer argument pour l’architecture comme discipline autonome en ramenant celle-ci, qui à mes yeux est conception, à ce qui est, dans la première acception du mot discipline, production.[13]

Quant au mot convenu de « théorie de l’architecture »[14], tout l’intérêt de l’ouvrage d’Alberti tient dans le dépassement qu’en effectue ce triple projet mis en lumière par Françoise Choay[15] et qu’on pourrait qualifier ici, pour en faciliter la compréhension au lecteur, d’anthropologique, d’archéologique et de technologique. Ces trois aspects en font un ouvrage d’une tout autre envergure qu’une simple théorie de l’architecture. Or, malgré l’expression d’« axiome de la conception »[16] qui figure dans le commentaire de la préface à l’ouvrage et tend à lui conférer ipso facto un statut théorique apte à soutenir une autonomie disciplinaire, on ne saurait donner au mot « axiome » la valeur qui est la sienne dans la pensée théorique d’aujourd’hui, qu’elle soit logique ou mathématique. Tout au plus aurait-on pu parler de postulat. Si « théorie » (de l’architecture) il y a, en l’occurrence, c’est en tout cas dans le méta discours tenu par les présentateurs plutôt que chez Alberti lui-même, me semble-t-il. Car on conviendra qu’il est de la nature d’une axiomatique d’être explicite alors que les propositions d’Alberti, à supposer qu’on en admette le commentaire, ne sauraient représenter que d’implicites axiomes, seulement mis en évidence par le méta discours qui les commente[17].

Philippe Boudon

26 12 2005


[1] Leon Battista Alberti, L’art d’édifier, Texte traduit du latin, présenté et annoté par Pierre Caye et Françoise Choay, Paris, Seuil, 2004.

[2] Numéro 10, Octobre 2005, « L’architecture et l’esprit de l’urbanisme européen », pp. 53-156.

[3] Terme que je préfère pour ma part employer au pluriel : viser « un » doctorat d’architecture suppose de tenir l’architecture pour une discipline et écarte, au titre de son « autonomie », quantité de savoirs qui lui sont relatifs, et risque fort d’aboutir à un doctorat d’architecture n’ayant guère plus de valeur qu’un doctorat en médecine. La multiplicité des compétences susceptibles de toucher à l’architecture rend insensé de réunir les diverses approches qui la concernent sous un intitulé unitaire : de la philosophie à l’informatique, de la sociologie à l’histoire, de la géographie à la morphologie, à la typo morphologie et à l’architecturologie, qui sont autant de disciplines distinctes alors même que l’architecture n’est pas une discipline, mais un art, et, comme telle, n’a pas besoin de doctorat.

[4]  Op. cit. note 2 ci-dessus, p. 53.

[5] Alberti dit bien « il me faut expliquer qui donc je voudrais voir  reconnaître comme architecte » op. cit. note 1, p. 47.

[6] Ibidem p 98, le passage sur Jules César

[7]  Op. cit. note 2, p. 59

[8] C’est moi qui souligne.

[9]  Ibidem p. 122.

[10] On sait que le terme utilisé ici de « premier » est à considérer avec circonspection si l’on pense à Vitruve.

[11] Édifier ou architecturer : du De architectura  de Vitruve au De re aedificatori d’Alberti », in  F. Furlan, P. Laurens et S. Matton (dir.), Leon Battista Alberti, actes du Congrès international de Paris, 10-15 avril 1995, op. cit., t. I, p. 773.

[12] op. cit. note 2 ci-dessus, p. 53

[13] Sur la distinction entre conception et autres termes proches avec lequel on le confond très généralement, je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Conception, Éditions de la villette, Paris, 2003. Qu’Alberti ne traite pas de conception eu sens où je l’entends s’explique très simplement dès lors qu’il s’intéresse aux édifices existants que sont les édifices antiques. « Le statut anthropologique de l’espace édifié » ne coïncide pas avec le statut architecturologique de l’espace à architecturer.

[14] Sur lequel une documentaliste émérite d’une école d’architecture importante par sa taille me disait récemment n’avoir jamais su ce qu’il fallait ranger sous ce terme. Je le comprends fort bien compte tenu d’une résistance à la connaissance que je suis bien placé pour apprécier.

[15] Op. cit. note 1, p. 30.

[16] Qu’il puisse exister quelque « axiome de la conception » serait de nature à intéresser les tenants des sciences de la conception, mais le mot conception, ici utilisé de façon qui peut paraître anachronique relativement à Alberti, ne semble trouver place ici que pour satisfaire à une mode qui lui ôte malheureusement d’autant plus de sens qu’elle le répand, cf. op. cit. note 11 ci-dessus.

[17] Le lecteur pressé pourra lire les deux pages 56, 57 et 58 d’Alberti concernées par ces « axiomes » et juger de leur actuelle prétendue pertinence.