ISRAELIENS, PALESTINIENS, QUE PEUT LE CINEMA? Carnet de route

Note de lecture par MORIN Edgar

Ndlr. : La Revue d'études PALESTINIENNES a publié (p. 108-109) dans son n° 95 (2005) ce texte qu’Edgar Morin a rédigé après avoir lu le livre de Janine Halbreich-Euvrard : «Israéliens, Palestiniens, que peut le cinéma? Carnet de route", publié aux Editions Michalon. Janine Euvrard est critique de cinéma et organise aussi une biennale avec des films engagés israéliens et palestiniens,( la dernière c'est tenue en juin2005)  à Paris aux cinéma Les Trois Luxembourg). « Ce livre est un voyage à travers les images et les idées d’un conflit de l’Histoire. Le cinéma peut-il et doit-il jouer un rôlre dans ce conflit ? Ce livre veut croire que oui ». Nous remercions l’éditeur et l’auteur de nous autoriser à reprendre ici cette note de lecture

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            « Une tragédie a été longtemps ignorée en Europe celle que les habitants arabes de Palestine ont subie ; ils n’étaient pas encore des Palestiniens, et le sont devenus dans la privation et l’asservissement, ,après la catastrophe de 1948, nommée par les victimes Nakba, équivalent arabe du mot Shoah, (Israël rejette cette synonymie qui reconnaîtrait qu’il a causé du mal).

            C’est après 1967, durant la domination et les colonisations en Cisjordanie et à Gaza, et surtout la révélation par la première Intifada qui met aux prises une puissance surarmée et des gamins lanceurs de pierre, que la conscience arrive et se développe en Occident du malheur subi par le peuple palestinien, qui dans ce malheur même échafaude sa conscience nationale.  Et c’est à partir du procès Eichmann, qui coïncide avec le début de cette période, que commence dit le cinéaste israélien Eyal Sivan (p.280) « la politique de la mémoire israélienne, le point où la mémoire devient un instrument justifiant l’oppression et la violence ». Voilà le terrible paradoxe : le juste rappel du déni exterminateur  subi par les juifs européens devient utilisé pour masquer le déni d’existence et de droit frappant le peuple palestinien. Et ceux qui opèrent ce déni sont les descendants se prétendant héritiers, dépositaires, conservateurs du déni d’Auschwitz. C’est ce paradoxe que j’avais voulu marquer dans un article « Le Cancer » publié en 2002, paradoxe aussitôt rejeté par ceux là même qui devraient le considérer.

            Je disais aussi dans cet article qu’il y avait  « une admirable minorité » israélienne : celle-ci non seulement s’oppose à la répression, elle aide les familles dont on démolit les maisons selon la doublement barbare logique du Talion et de la culpabilité collective, elle contribue à les reconstruire, elle veille aux check point pour s’opposer aux innombrables brimades et offenses subies par les palestiniens, refuse de participer  à l’armée d’occupation. 

            Et ce sont effectivement ces juifs d’Israël qui sont les vrais fidèles à la mémoire d’Auschwitz.  Ils portent en eux la conscience d’Auschwitz qui demande de s’opposer à tout déni d’autrui, toute humiliation, tout mépris, cette véritable leçon de l’expérience de la déportation dont Primo Levi et Robert Antelme ont été les porte-parole.  Ce sont eux qui ont dissocié Shoah et Sharon. Ce sont eux qui ont découvert que, par la souffrance et l’humiliation, les femmes et les hommes palestiniens étaient leurs frères et sœurs.

Selon l’apparent paradoxe dont j’ai fait état, la régénération de la mémoire juive doit impliquer la régénération de la mémoire palestinienne. La vraie mémoire d’Auschwitz donne considération de la mémoire de la Nakba. C’est peut-être le sens de la parole du poète israélien que nous rapporte Janine Euvrard « l’Holocauste des juifs d’Europe et l’Holocauste des palestiniens sont tous deux l’Holocauste du peuple juif [1]»

            Bien des juifs de la diaspora en dépit ou à cause de leur attachement à Israël, ont ressenti, à la fois en vertu de leur mémoire juive d’une persécution millénaire et en vertu de l’humanisme universaliste qu’ils ont puisé dans le meilleur de la culture européenne, compréhension et compassion pour les palestiniens, compassion déterminant compréhension et compréhension déterminant compassion, selon le cercle vertueux de toute véritable éthique. Le message dit à ceux qui refusent de voir les deux faces de la tragédie : Ceux qui dénoncent comme antisémite ce qui a pour source notre compassion et notre compréhension  ne peuvent commencer à comprendre.

            C’est bien par fidélité à cette mémoire et à cet humanisme que Janine Euvrard, fille de déporté, s’est engagée pour « consacrer le meilleur de sa vie à faire entendre la voix des êtres et des peuples qui souffrent » comme le dit justement sa préfacière Kenize Mourad. Elle s’est vouée il y a trente-cinq ans aux noirs des Etats-unis. Elle se consacre depuis des années  à la cause palestinienne.

             Alors que la propagande israélienne met tout en œuvre pour empêcher la compassion et la compréhension de la tragédie vécue par les palestiniens, détournant la mémoire juive d’Auschwitz de son sens humain pour occulter l’humanité palestinienne, Janine Ouvrard a ressenti cette compassion et cette compréhension qui l’a amenée à défendre la cause palestinienne, a promouvoir la compréhension entre les deux peuples, et cela avec l’aide du cinéma palestinien et du cinéma israélien.

Son voyage dans les territoires occupés, relaté dans ce livre, nous montre non seulement, en de multiples flashes, la vie quotidienne de femmes en enfants de Palestine, notamment de Jenine, mais aussi leur vitalité et leur chaleur humaine dans le dénuement. Et sa propre compréhension détermine la compréhension de ces femmes.  De même qu’elle voit en elles d’abord des femmes  souffrantes, celles-ci voient en Janine Euvrard non la juive mais une femme attentionnée, non la ressortissante ennemie, mais l’amie.

             Janine Euvrard a vu et dit tout ce qu’ont vu et dit les témoins : les multiples et innombrables humiliations et dénis subis, ce que ne montre pas la télévision qui n’exhibe que les violences de mort et les destructions militaires. Mais son message va au-delà .Son enquête sur les cinémas palestinien et israélien, nous montre que le film peut jouer un rôle de compréhension capable de briser le mur de l’indifférence ou du déni, aussi bien chez les uns que chez les autres.  J’ai été de ceux qui avaient remarqué que le film de fiction, en suscitant notre participation affective de spectateurs aux personnages, nous rendait plus humains que dans la vie normale parce que plus compréhensifs.  Alors nous étions capable de concevoir qu’un criminel maffieux comme le parrain était aussi un père, un frère, un aimant, qu’un vagabond qui nous répugne dans la rue pouvait devenir ami proche dans un film.  Ce qui est vrai de la fiction l’est également du film reportage ou document, quand il s’agit du conflit israélo-palestinien.  L’autre n’est plus seulement le terroriste ou l’oppresseur, il n’est plus vu seulement comme ennemi, il devint être de chair, de sang de sentiment, d’âme. Le film de Juliano Mer-Khamiss, fils d’un communiste arabe et d’une mère juive, ‘Les enfants d ’Arna’ porte sur sa propre mère, qui s’est vouée pendant des années aux enfants palestiniens du camp de Jenine, jusqu’à ce qu’un cancer l’emporte. Ce film a fait pleurer ses spectateurs juifs, palestiniens, français, Ce film s’adresse à ce qu’il y a de plus humain dans l’humain et réveille ce qu’il y a de plus humain dans l’humain. Ce film permet de surmonter le ressentiment et la haine.

Le livre de Janine Euvrard est lui-même tout entier pensé et écrit pour aider à surmonter haine et ressentiment. Il est conscient des  deux tragédies, l’actuelle des palestiniens, l’ancienne et je le crains future, des juifs.

Aussi on peut voir le rôle énorme que pourraient jouer ces deux cinémas convergeant sur la même tragédie, auprès des uns et des autres. Plus fort que des paroles de paix, il permet l’émergence d’une mentalité de paix.

Ce livre, disons le en utilisant le jargon des anciens directeurs de films, est bouldhum[2] comme son auteur.

Edgar Morin


[1] Kundera  écrit « rien ne sera réparé et tout sera oublié » Il faut lire cette parole dans un sens de résistance : tout tend à l’oubli et la non  réparation. Aussi il faut lutter contre l’oubli. Entre l’optimisme final de Janine Euvrard et le pessimisme primordial de la formule de Kundera, la voie pour le non oubli est bien étroite ; celle de l’après Auschwitz est bien entretenue, celle de l’après Nakba demeure un petit chemin pierreux, sans cesse traversé par des bulldozers ou des chars, comme un chemin qui conduit à un village palestinien,

[2] ‘bouleversant d’humanité’, en jargon de cinéma