Le Principe Anthropique. L'homme est-il le centre de l'Univers ?

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Lorsque l'astrophysicien B. Carter publia, en 1974, les premiers énoncés du "Principe Anthropique", les réactions de la communauté scientifique furent au moins aussi dubitatives que celles que suscita la première publication de "L'Hypothése Gaïa" par J.E. Lovelock en 1972. Le changement de paradigme épistémologique que postulaient implicitement ces deux "nouvelles" théories était trop brutal et trop peu cautionné par les autorités académiques pour que l'on prête volontiers attention à ces nouvelles interprétations du sens de l'Univers ! (En France en particulier !). Le mouvement écologique donna sa chance à l'Hypothèse Gaïa, puisque le livre de J. Lovelock (1979) fut traduit en français en 1986 et vient d'être repris en édition de poche (coll. Champs, Flammarion, 1990, 1993), mais elle n'a guère pénétré encore nos systèmes d'enseignement. Le principe Anthropique va-t-il bientôt susciter davantage l'attention qu'il mérite dans nos cultures ? On peut l'espérer en découvrant le manuel que viennent de lui consacrer deux physiciens belges, qui mettent à notre disposition un exposé a priori fort consciencieusement documenté sur l'état actuel de la cosmologie, et sur les argumentations que l'on peut faire valoir aujourd'hui au crédit et au débit scientifique et philosophique de ce principe au nom paradoxal (on lit "Anthropique" mais on prononce "Entropique", et si l'on connaît le principe et  tropique, on interprète l'énoncé de façon presque opposée à celle proposée par le "Principe Anthropique" ; un peu comme si l'on entendait le système géocentrique de Ptolémée par le système héliocentrique de Kepler !).

Peut-être faut-il rappeler les deux énoncés de ce Principe (ou de cette hypothèse de base d'une théorie plausible de la cosmologie) :

  • Le principe faible : "Ce que nous pouvons nous attendre à observer doit être compatible avec les conditions nécessaires à notre présence en tant qu'observateur".

  • Le principe fort : "L'univers (et donc les paramètres fondamentaux dont celui-ci dépend) doit être tel qu'il permette la naissance d'observateurs en son sein à un certain stade de son développement".

Enoncés qui peuvent être soit "élargis" :

"L'univers doit contenir la vie" (J. Barrow, 1983) ou "Les observateurs sont nécessaires pour amener l'Univers à l'existence" (J. Wheeler, 1977).

soit, poussés à leur forme "ultime" :

"L'univers est suffisamment bienveillant pour que, une fois que l'intelligence a pu s'y développer, les lois de la physique permettent qu'elle continue à s'y exercer à jamais" (F. Tipler, 1988).

La portée philosophique, épistémologique, éthique et culturelle de tels énoncés présumés scientifiques, et donc aujourd'hui potentiellement enseignables, est manifestement très considérable, et on comprend que les académies s'interrogent longuement sur leur légitimation. S'il leur faut répondre par "vrai" ou "faux", nous risquons d'attendre longtemps leur "nihil obstat" ! Mais peuvent-elles nous assurer que les hypothèses que le Principe anthropique prétend concurrencer sont "plus vraies" ? Les théories de la gravitation ou du Big Bang ne sont pas, elles non plus, définitivement démontrées ! Les unes comme les autres sont-elles, aujourd'hui plus ou moins "commodes" ? Nous aident-elles à "donner du sens" à notre inexplicable univers, à n'être pas écrasés par sa mystérieuse absurdité ? En s'efforçant d'apprivoiser notre esprit à l'hypothèse anthropique ou à telle de ses variantes, ne nous mettons-nous pas enposition d'être plus imaginatifs et plus intelligents : hypothèses plausibles par lesquelles nous pouvons parfois interpréter ingénieusement nos perceptions d'un univers peut-être se déployant sans fin en variétés et en complexité intelligibles ?

L'essai en forme de manuel de J. Demaret et D. Lambert nous encourage à ce type d'interprétation et nous donne des matériaux et des arguments pour nous aider à nous approprier ce paradigme que l'on veut ne pas réduire déjà à la seule cosmologie (l'allusion initiale à l'hypothèse Gaïa n'était pas innocente : peut-on disjoindre nos interprétations de la Planète Terre de celles de l'Univers ?). Ils assument très explicitement la première difficulté épistémologique que suscite l'Hypothèse Anthropique : "L'emploi du verbe "devoir" suggère immédiatement une interprétation finaliste" (p. 146), et au lieu de la masquer selon l'usage, ils l'explorent frontalement. Même si leur entreprise est parfois maladroite, il faut leur savoir gré d'avoir su discuter soigneusement la légitimité épistémologique décisive de l'hypothèse téléologique. Le chapitre qu'ils consacrent au "concept de finalité entre science et philosophie" a le grand mérite d'être courageusement rédigé dans un ouvrage scientifique : sans doute en appellent-ils un peu trop à l'argument d'autorité : Aristote, Thomas d'Aquin, Leibniz, Kant, Blondel et Teilhard, leur donnent quelques armes d'inégale portée et que délaissent habituellement épistémologues et scientifiques. Face à Auguste Comte, Carnap, Wittgenstein et Popper, Blondel et Teilhard feront-ils le poids dans les académies scientifiques ? Et pourquoi ignorer G. Bachelard ou P. Valéry, H.A. Simon ou E. Morin, H. Von Foerster ou E. Von Glazersfeld ? Sans doute parce que l'admiration des deux auteurs pour deux philosophes chrétiens trop méconnus, M. Blondel et Teilhard de Chardin, est très vive. Ne leur en faisons pas grief, mais regrettons que cet appel à leur parrain spirituel ait prématurément interrompu la difficile méditation épistémologique qu'ils acceptaient courageusement d'entreprendre. Le statut de la réalité, et celui de l'observateur, la remise en question du déterminisme naturel, la pression des modes de représentation sur les modes de raisonnement, comme le caractère endogène des processus de finalisation complexes,... autant d'interrogations épistémologiques difficiles que fuient habituellement la cosmologie et l'astrophysique, et que le Principe Anthropique (comme l'Hypothèse Gaïa) nous incite à explorer avec humilité certes, mais avec ténacité.

Il reste que ce "Principe Anthropique" propose aujourd'hui des heuristiques d'intelligibilité si fécondes que l'on ne peut que conseiller avec enthousiasme l'inscription du manuel de M. Demaret et D. Lambert dans notre bibliothèque collective des nouvelles sciences de la complexité. Une dernière formulation du Principe Anthropique convaincra peut-être le lecteur encore dubitatif :

"L'univers donne naissance à des participants qui communiquent entre eux. Les participants en communication donnent un sens à l'univers". (J. Wheeler, 1975). Mais cet enthousiasme peut rester critique : l'hypothèse anthropique nous intéresse parce qu'elle est aussi plausible que les hypothèses positivistes aujourd'hui généralement enseignées en cosmologie ; dès lors il ne nous importe pas de la tenir pour "vraie" ou "plus vraie" que ses concurrentes. Mais grâce à elle nous désacralisons ces dernières et, avec elles, les hypothèses épistémologiques fortes qui les supportent (ontologisme, réductionisme, déterminisme...), et nous réfléchissons plus volontiers aux hypothèses épistémologiques alternatives qui supportent ce Principe Anthropique (intervention de l'observateur, phénoménologie, téléologie, irréversibilité,...). Lorsqu'il introduisait en 1986 la traduction française du livre de J. Lovelock sur "l'Hypothèse Gaïa", le préfacier, G. Blanc, se croyait tenu à des contorsions sémantiques pour convaincre que cette théorie était bien scientifique parce que, malgré les apparences, elle ne faisait "pas appel à des notions téléologiques qui sont à bannir dans une théorie scientifique" ! J. Demaret et D. Lambert nous montrent que l'on peut être aujourd'hui plus courageux : l'hypothèse téléologique - entendue dans la complexité du "système observant" - n'est pas à bannir pour construire le sens de nos relations à l'univers et à la planète, mais à développer et à approfondir. Mais sa complexité nous incite à l'entendre non plus dans son statut de pierre philosophale (celle du "point Oméga" !), mais dans le tissu des épistémologies constructivistes qui la suscitent et la légitiment. G. Bachelard déjà nous le disait en nous introduisant au "Nouvel Esprit Scientifique" (1934) : "La méditation de l'objet par le sujet prend toujours la forme du projet" (p. 15).

JLM.