Les Vaches de la Républiques. Saisons et Raisons d'un Chercheur Citoyen

Note de lecture par CARRE Daniel

J'ai rencontré Bertrand Vissac, il y a plus de 50 ans maintenant, à l'Agro Paris, 16 rue Claude Bernard. Ma note de lecture aura une tournure peu académique, car, si nos itinéraires professionnels ont très profondément divergé, j'ai toujours gardé un contact avec celui dont j'ai partagé quelques mois un bureau dans l'équipe de Jacques Poly en 1959, à la Recherche Agronomique.

Les Vaches de la République ! Quel titre pour présenter une vaste fresque décrivant cinquante ans d'évolution vertigineuse. Notre monde vu par les vaches pourrait en être le sous-titre : ha ! si nos chers ruminants pouvaient s'exprimer, enfin un point de vue dépourvu de posture manipulatrice !

J'écris ces lignes au bord de la Vézère, pendant un voyage pédestre qui me conduit du Plateau de Millevaches aux rives de la Dordogne. Je croise beaucoup de troupeaux avec des petits veaux qui portent, dès leur naissance, des boucles d'oreilles trop grandes, sur lesquelles sont gravés numéros et codes barre d'identification. Les vaches d'aujourd'hui sont comme les automobiles : conçues par ordinateur.

Les vaches ne sont plus un invariant dans notre univers, leur sort est lié à notre évolution. Bertrand Vissac expose comment la République a été au cœur du système de gestion de l'élevage. Ma ballade corrézienne confirme que la vache n'est plus l'animal que les filles des journaliers font paître sur le bas coté des routes. Fini le temps où la vache contribue à la subsistance familiale par sa production de lait, transformé en beurre, fromage et petit-lait pour le cochon. Au 21éme siècle, les paysans sont, comme vous, des clients de Carrefour ou Leclerc. La ruralité n'a plus d'existence spécifique. La violence du choc surprend. La campagne est vide, et les monuments aux morts de 14-18 apportent la preuve irréfutable du dépeuplement foudroyant. Quelques anciens témoignent avec peine d'un mode de vie disparu. Certes les belles demeures paysannes sont presque toutes retapées, mais demeurent closes et sans vie, car elles sont devenues résidence secondaire. Le même sort pour le château de Curemonde, dont Colette chantait les hirondelles nichant dans les donjons sans fenêtres.

Je ne croise que des troupeaux homogènes de vaches alaitantes et de jeunes bovins limousins, tous pareils, parqués par les quelques agriculteurs restant, un par village, en Limousin comme ailleurs en France.

Bertrand Vissac donne les clés de la transformation. Témoignage d'une vie de chercheur, récit d'un acteur engagé dans la construction de l'INRA en fidèle lieutenant de Jacques Poly. Des acteurs aux intérêts parfois violemment opposés, organisations agricoles, gouvernements et administration régalienne, recherche scientifique et agronomique, acteurs économiques divers, fournisseurs d'aliments et de produits vétérinaires, grande distribution et consommateurs, sélectionneurs de vaches français et étrangers sont mis en scène et s'affrontent dans les systèmes de pilotage. Des cas précis illustrent comment l'évolution se passe.

Le système recherche l'optimum productif et économique, construit des systèmes (Prim' Holtein / maïs) mais aussi suscite des résistances dans les niches spécifiques et prospères (extension de la notion d'Appellation Contrôlée au fromage de Laguiole par la Coopérative Jeune Montagne). Des systèmes réussissent mieux que d'autres, comme la Prim'Holstein dans le lait ou le Charollais dans la viande. Mais les triomphes sont de courte durée, tant les réactions créatives sont fortes. Les vaches meuglent leur complexité.

L'intérêt principal de l'ouvrage, pour un non-spécialiste comme moi, réside dans la finesse et la pertinence des descriptions des systèmes et de leur hyper-complexité. Les vaches sont des organismes vivants qui ne se réduisent pas à des objets de caresse en campagne électorale. Les contradictions surgissent entre des finalités qui agitent toute la société. La dernière décennie apporte au chercheur plus de questions que de réponses. Le travail sur le vivant a de profondes répercussions qui créent des débats de société et provoquent de crises. Mal Bouffe, Vache folle, OGM, autant de thèmes qui interpelle les chercheurs et les producteurs qui réalisent que les réponses techniques sont insuffisantes.

Bertrand Vissac a produit une somme qu'il enracine dans son enfance paysanne. La saga des vaches, c'est en réalité notre propre histoire, racontée sous un angle insolite pour celui qui n'a pas de culture agronomique. La folle dérive du Monde entraîne aussi nos bovins bien-aimés. Le livre de Bertrand Vissac foisonne d'épisodes et de récits, ses 500 pages sont une mine d'aventures scientifiques et humaines.

En conclusion, l'auteur exprime sa philosophie sur l'évolution de la recherche, une contribution aux très riches nuances. Ni refus du changement, ni course prométhéenne vers le progrès ne sont des solutions acceptables. Le " sustainable development " (que je préfère au développement durable) est l'ouverture qu'il privilégie. N'est-ce pas un avatar de la pensée complexe ? C'est aussi une manière d'aborder l'action comme le préconise un grand agronome, René Dubos : " penser globalement, agir localement ".

Daniel Carré