Contre la Peur. De la science à l'éthique, une aventure infinie

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Préambule rédigé en 2001.

Cette note de lecture avait été rédigée l'année de la parution de ces deux ouvrages, et publiée initialement dans "La Revue Internationale de Systémiquef (Vol. 5, N° 1, 1991, p. 97-101). J'ai été conduit à la relire en préparant la Conférence-Débat organisée par le Programme européen MCX à Paris le 25 octobre 2001 sur le théme : "Intelligence de la Complexité, Ingénierie de l'interdisciplinaritéf. Si j'avais à l'écrire aujourd'hui (novembre 2001), je ne crois pas que j'en modifierai beaucoup les termes, sauf peut etre en actualisant quelques caractéristiques de l'activité interdisciplinaire des institutions d'enseignement et de recherche. Mais je soulignerais, beaucoup plus que je ne l'avais fait dans la rédaction initiale, la richesse de l'intervention d'Edgar Morin au Colloque CNRS "Carrefour des sciences f de février 1990f, sous le titre "De l'Interdisciplinaritéff Ces dix pages restent, dix ans après, d'une remarquable actualité , et il faut savoir gré au CNRS et à son Directeur général de l'époque, François Kourilsky, d'avoir permis leur expression devant la communauté scientifique française. Si les chercheurs ne l'ont pas entendu, ils ne pourront pas dire que c'est parce qu'ils ne le connaissaient pas. Ce texte- manifeste de l'Interdisciplinarité est aujourd'hui aisément disponible dans la dernière partie du petit et dense ouvrage qu'Edgar Morin a publié en 1999, sous le titre "La tête bien faite f (Seuil, p. 127-137. Voir une note de lecture MCX sous : http://www.mcxapc.org/lectures/2?a=display&ID=33) sous le titre "Inter-poly-trans-disciplinaritéf, avec quelques modifications mineures : le dernier alinéa est intitulé "L'eco-diciplinaire et le méta-disciplinairef, et non plus "La perestroïka scientifiquef. . je ne peux qu'inviter tous ceux qui s'efforcent de relever le défi épistémologique que "l'aventure infinie" de l'interdisciplinarité pose à la recherche et à l'enseignement scientifique contemporain à lire et discuter ce petit manifeste. . J.L. Le Moigne.

La rencontre de ces deux ouvrages sur nos tables pendant l'été 1990 n'est sans doute pas fortuite, même si l'on peut présumer qu'aucun projet commun explicitement délibéré n'inspirait ses auteurs : le premier pose à la Science contemporaine quelques­unes au moins des bonnes questions que le citoyen autant que le philosophe s'étonnent souvent de voir ignorer par le second. Et le second, personnage mythique, collectif et pourtant bien présent (les 1325 membres du Comité National de la Recherche Scientifique, pour la première fois rassemblées en session plénière au Palais de l'UNESCO à Paris, en février 1990), propose ses réponses quasi institutionnelles aux questions du premier. Les esprits chagrins diront qu'il répond aux questions qu'il regrette de ne pas se voir poser! Mais nous savons tous que les rapports de la Science et de la Société, comme ceux de la Recherche scientifique et des Institutions qui la financent, sont complexes et irréductibles à un jugement clair et net! Nous importe davantage l'ouverture du procès que son issue : c'est déjà casser la langue de bois que de convenir publiquement qu'il y a matière à procès.

Ainsi pouvons-nous espérer sortir du " double bind " dans lequel les chercheurs et les ingénieurs développant les nouvelles sciences sont enfermées : il n'est pas scientifiquement sérieux de développer les nouvelles sciences (fondées sur un projet et non plus sur un objet de connaissance) sur le socle constitué par les discours épistémologiques, traditionnels en Occident depuis deux siècles (positivismes logiques, post ou néo, réalisme, voire idéalisme). Et en même temps, il est indispensable, pour assurer le sérieux de la scientificité d'une nouvelle discipline, de la faire baptiser par les institutions scientifiques traditionnelles, lesquelles ne reconnaissent que les référentiels épistémologiques qui les fondent!

L'angle d'attaque retenu par D. Lecourt pour poser quelques bonnes questions à la Science et à la Société qui la produit, est particulièrement pertinent aujourd'hui : non seulement la science, la pensée scientifique, fait peur à la société, mais plus gravement peut­être, elle a peur : peur d'elle­même, peur de la société qui la finance, peur de " l'aventure infinie ", du " voyageur sans carte dans un monde inconnu ". Aventure dont la passion pourtant la justifiait et peut­être la justifie encore. A débusquer cette peur derrière la langue de bois des institutions scientifiques, technosciences et scientismes opérationnels confondus, D. Lecourt va s'attacher par le jeu d'un pamphlet plutôt que d'un essai : feu d'artifice culturel, allègre et brillant, convaincant dans la critique, trop vite éteint dans la reconstruction!

Comment ne pas s'enthousiasmer par exemple, pour des formules telles que celle­ci : " Il est grand temps de réouvrir la question de l'union de la science et de la philosophie : ... c'est une des questions... stratégiques de la modernité. Cette réouverture demande que nous arrachions notre pensée de la science au positivisme qui la domine, et que nous délivrions corrélativement la technique des conceptions technicistes qui masquent à nos contemporains l'extraordinaire aventure humaine ­ intellectuelle, culturelle et sociale ­ dont elle est le théâtre... " (p. 77). Arguments souvent entretenus avec brio, dans le plaisir que vaut une boule bien lancée dans un jeu de quilles. Ainsi la démonstration du contresens absolu commis par tous les chantres de la modernité qui gravent sur leur bannière l'appel d'A. Rimbaud achevant " La saison en enfer ", appel tant de fois répété : " il faut être absolument moderne ". Appel à la modernité? Non pas! Cynisme amer de la dérision que sont " le transitoire, le fugitif, le contingent " montrera D. Lecourt, texte à l'appui : "le progrès, idée grotesque qui a fleuri sur le terrain de la fatuité moderne " !... (p. 119).

Jeu de quilles dont le plaisir pourtant masque trop vite le projet du joueur. A quoi sert­il de blesser d'une pichenette " Edgar Morin qui passe pour visionnaire " (p. 123) en ignorant ostensiblement sa formidable contribution au projet auquel D. Lecourt veut précisément nous inviter. Lorsqu'il écrit, en conclusion : "Visiblement nos penseurs "modernes" reculent devant l'exigence de notre temps : tout repenser ", il vise sans doute Heidegger et ses innombrables émules français. Mais ne voit­il pas que la brutalité de sa formule condamne bien des chercheurs qui s'efforcent depuis longtemps de dépasser l'invective, et en effet, pour quelques­uns, de " tout repenser " : ceux-là précisément dont s'inspirent les chercheurs qui aujourd'hui construisent les Nouvelles Sciences ? (Peut­être devrais­je dire " creusent " plutôt que " construisent ", car il s'agi encore de galeries souterraines qui ne sapent que lentement les fondations des institutions scientifiques traditionnelles incapables de " se penser "?) Paradoxe involontaire, le plaisir de la formule lui vaut de se condamner lui-même et de condamner des penseurs " absolument modernes " qu'il a tant contribué à nous faire lire, de G. Bachelard à Wittgenstein ! Et paradoxe toujours, cet hommage ostensible rendu au monstre sacré que vénèrent encore les institutions scientifiques (françaises) : " Or, il faut le reconnaître, le seul philosophe qui ait affronté cette tâche (la question de la technique) de façon radicale, reste M. Heidegger" (p. 139). Ceci pour préciser, quatre pages plus loin : " Heidegger emprunte l'essentiel de sa conception de la technique à un auteur aujourd'hui ignoré (par pudeur?) dont le livre majeur, Le Déclin de l'Occident, figure parmi les sources de la pensée nazie, Oswald Spengler " (p. 143). Quand donc conviendrons-nous de l'inutilité pour la science et la société contemporaine, de ce philosophe qui ne fut jamais ni le seul ni le premier dans sa catégorie? Plutôt que de conclure par le très contournable Heidegger, décidément très "coterie parisienne ", D. Lecourt n'aurait-il pas pu développer plus avant les lignes très justes qu'il consacre à " l'un des plus grands penseurs de ce siècle, E. Husserl " (p. 41) qui le premier en effet, diagnostiquait La crise des sciences européennes (1935) pendant que G. Bachelard annonçait Le nouvel esprit scientifique (1934). S'il nous faut " tout repenser ", ne faut-il pas en appeler aux grands reconstructeurs des épistémologies constructivistes : E. Husserl et G. Bachelard, P. Valéry et H. A. Simon, J. Piaget et G. Bateson, H. Von Foerster et E. Morin... pour citer ceux auxquels se réfèrent quasi spontanément toutes les recherches dans les nouvelles sciences des systèmes, sciences fondamentales de l'ingénierie ?

La question n'est peut-être pas pertinente : le projet de D. Lecourt était plus de donner un coup de pied dans la fourmilière que de construire une infrastructure épistémologique pour la science des systèmes. A nous de savoir solliciter son concours. On ne saurait reprocher à un feu d'artifice brillant de laisser retomber quelques étincelles encore brûlantes qui nous irritent un instant. Nous serions forts perdants si ces peccadilles nous arrêtaient dans notre lecture : le feu d'artifice de D. Lecourt révèle si bien la grande peur cachée et honteuse de la recherche scientifique aujourd'hui, la peur de l'aventure de l'esprit. Dans la routine et les tactiques de la gestion de la recherche, nous risquons de perdre jusqu'au goût même de la science et donc de l'aventure. L'essai -ou le pamphlet - de D. Lecourt ravive sûrement notre attention, notre curiosité... et notre civisme : " le caractère propre de la démocratie n'est-il pas de délivrer les individus en tant que citoyens, de la peur? " En reprenant en conclusion cette magnifique invitation de l'historien hongrois Istran Bibo, Contre la Peur aide les scientifiques à se reconnaître citoyens.

Invitation particulièrement bienvenue à l'heure où la communauté scientifique française s'efforce de se reconnaître démocratique... Bien imparfaitement sans doute, mais plutôt que de montrer d'abord l'étendue des imperfections, ne vaut-il pas mieux nous féliciter de cette tentative : que les quelque quinze cents membres élus et nommés du Comité National de la Recherche Scientifique se réunissent en colloque sur le thème de " l'interdisciplinarité ", n'est-ce pas un événement? Et le témoignage de la réalité socioculturelle de la crise épistémologique que les pionniers des nouvelles sciences croyaient jusqu'ici clamer dans le désert?

La lecture soigneuse des actes de ce colloque est certes souvent décevante, parfois décourageante : à l'appel à " tout repenser " de D. Lecourt répond une timide invitation à ne repenser qu'à la marge

" Pour bien situer les choses, le C.N.R.S. consacre actuellement (en 1989. Dix ans plus tard le chiffre ne doit pas etre beaucoup plus fort?) 5 % de ses financements à ce qu'on pourrait appeler... les thèmes interdisciplinaires; il n'est pas question que toute l'activité du C.N.R.S. devienne interdisciplinaire! Notre objectif serait de porter à 10 % d'ici quelques années l'activité interdisciplinaire du C.N.R.S. " (p. 17 )rassure dès l'ouverture le Directeur général F. Kourilsky. Et si la conférence d'ouverture d'Edgar Morin constitue un chaleureux appel à la perestroïka scientifique, la plupart des, autres interventions fuient scrupuleusement les commentaires épistémologiques! Une exception révélatrice pourtant, celle de J-P. Changeux qui commence par souligner" les maux dont souffre la recherche en France " : ils seraient dus "à deux de ses plus illustres penseurs : René Descartes (qui sépare l'esprit du corps)... et Auguste Comte (qui scinde la science en disciplines distinctes et établit une hiérarchie entre celles ci) " (p. 3 1). Le lecteur se prend à espérer ; Va-t­on, dès lors, remettre en question le réductionnisme, le déterminisme et l'objectivisme qu'implique la conjonction du Cartésianisme et du Positivisme? Hélas pas encore. La recherche scientifique, nous assure-t-il, " ne sera interdisplinaire que dans sa thématique; Dans son expression concrète, elle sera multidisciplinaire. A vouloir parler toutes les langues, on n'en parle plus aucune " (p. 39). La question de savoir s'il ne faudrait pas plutôt parler une " autre langue " (" tout repenser") ne sera pas posée!...

Une lecture soigneuse révèlera pourtant çà et là quelques bribes d'interrogation : ainsi les notes de J. M. Legay et M. Jollivet interprétant le département " Systèmes Agraires " à l'I.N.R.A. p. 84; l'appel à une "science des systèmes " pour le génie des procédés de B. Decomps (p. 103) ; la prudente allusion à une "approche systémique " pour la maîtrise des procédés (p. 112) ; et au prix d'une lecture au deuxième degré, le rapport trop laconique d'un atelier consacré à l'organisation du travail et à la productique (p. 193).

Hormis ces traces fugaces, rien ou presque n'affleurera d'un projet collectif de remise en question épistémologique, sinon le souci obsédant de départager les " vraies sciences "des autres [la psychanalyse (p. 120) ? , la science des matériaux (p. 136)?, etc.].

Mais les contraintes institutionnelles sont naturellement si fortes qu'elles ne laissent que peu de, place (les 5 % annoncés, sur 250 pages) à la ré interpellation épistémologique " Tout repenser "? La formule d'un colloque ne permet pas une telle ruse! Mais l'important est peut-être dans le mouvement plutôt que dans son fugace résultat. Pour le systémicien, la lecture des pages consacrées à l'étude des colloïdes, de l'écologie, des matériaux, de la cognition et de la communication, de l'alimentation, du traitement de l'information, de la théorie du chaos, de l'évaluation de la recherche ou de l'organisation des grands programmes, toutes confortent les mêmes convictions : il doit être possible de comprendre et de se comprendre dès lors que l'on accepte de concevoir la complexité sans la mutiler, et de se construire une intelligence communicable de la connaissance. Au prix il est vrai d'une exigeante ascèse intellectuelle, tout repenser!

Lecture importante donc, puisqu'il faut, plus que jamais, inlassablement convaincre et se convaincre de la pertinence de quelques nouveaux paradigmes : tout repenser, reconnaître l'aventure en se délivrant de la peur.

Jean-Louis Le Moigne