Philosophie de l'Inconnu : le vivant et la recherche<B>, </B>

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

L'entrée en matière de ce passionnant exercice de critique épistémologique interne de la biologie est quelque peu dissuasive : "Ce livre a pour but de combattre quelques idées reçues. Il est donc philosophique dans son essence." Pourquoi diable se "battre contre " quand il est tant de causes qui méritent qu'on "lutte pour" ? Et pourquoi faudrait-il restreindre la philosophie à des combats d'arrière garde, contre les idées reçues ou la pensée unique ? Il est vrai que les positivismes épistémiques portent eux ce négativisme de principe comme la nuée porte l'orage ("Qui n'est pas avec moi est contre moi !").

Mais comme C Debru ne semble pas faire volontiers profession de positivisme intégriste, n'attachons pas trop d'importance à cette annonce belliqueuse et attachons-nous plutôt à la qualité de sa documentation historique et à l'originalité des interprétations épistémologiques qu'il nous propose.

Originalité que son titre annonce et que sa conclusion confirmera : "L'imprévisible est dans la nature même de l'entreprise scientifique", écrit-il p. 2, citant F. Jacob, et "cette "épistémologie de l'imprévisiblef doit contribuer à refonder une anthropologie philosophique apte à discerner les figures possibles de l'humanité comme à inventer les directions de la connaissance" (p. 438), conclura t il. Une épistémologie de l'imprévisible, voilà qui va en effet faire grincer des dents à tous ceux qui tiennent le déterminisme pour une hypothèse consubstantielle à la Science. Certes depuis que K.Popper a publié un "Plaidoyer pour l'indéterminisme" (1982-84), et que I. Prigogine a publié "La fin des certitudes" (1996), la cause est entendue, mais officiellement au moins, les sciences de la vie ne l'avaient pas encore volontiers entendue : Il suffit d'évoquer mains discours triomphalistes de la biologie moléculaire sur le déterminisme inhérent au programme génétique ("Hasard ou nécessité, il faut choisirf).

Mais ce qui va nous interesser ici, quelle que soit notre discipline de référence, va être l'originalité de l'argumentation que C .Debru va déployer pour éclairer son propos : C'est plus l'historien du cheminement des idées dans les réflexions tâtonnantes de scientifiques, que l'historien classique des idées scientifiques se superposant de paradigmes en paradigmes, qui va s'exercer ici. Exercice qu'il va conduire plus volontiers en psychologue de l'apprentissage, qu'en sociologue de la connaissance ou qu'en idéologue positiviste s'acharnant à démontrer la "loi Comtienne des trois états".

Cette investigation des processus cognitifs de conception-construction des expériences et de leur interprétation à fin de formulation de connaissances jusque là inconnues, va le conduire à s'avancer dans les voies les plus fécondes (bien que trop méconnues en France notamment) de l'intelligence artificielle, et à prêter attention à quelques-unes unes des recherches d'H.A Simon et de son école sur "les processus de découvertes et d'invention scientifique". La discussion qu'il propose (p. 70-80) de certaines démarches de Claude Bernard qu'il a soigneusement explorées à la lumière de quelques-uns des programmes de simulation d'apprentissage par expérimentation développés par H Simon (Le programme Kekada), est particulièrement intéressante et, m'a t il semblé, convaincante.

Ce qui avive mon regret que l'exercice se soit cantonné au seul premier chapitre de son livre : L'interprétation des processus cognitifs mis en œuvre dans les trois autres chapitres (consacrés aux paradoxes de la neuro-endocrinologie, à la classification des leucémies, et aux interprétations de la mort cellulaire) sera de facture plus classique, relevant plus de l'histoire des théories scientifiques que de la lecture des processus cognitifs et computo-symboliques mis en œuvre dans ces recherches productrices de connaissances auparavant inconnues.

Le lecteur familier de "Models of discovery" (1977) et de "Scientific discovery, computational explorations of the creative processes" (1987) (les deux principaux ouvrages de synthèse de H.Simon et de son école sur les processus cognitifs simulables de production de connaissances scientifiques), est bien sûr tenté d'en demander plus à C Debru. Ce dernier nous répondra sans doute que H.Simon n'a pas souvent exploré les domaines de la construction de connaissances biologiques, et qu'il était déjà bien audacieux de se lancer seul dans cette exploration de territoires paradoxalement quasi-inconnus. N'a t il pas déjà quelques mérites à tenter de faire pressentir aux chercheurs en sciences de la vie qu'il est là quelques nouveaux domaines qu'il leur faut explorer …fut ce en allant contre les idées reçues !

Donnons-lui en acte, et, avec lui, relisons les termes d'une controverse curieusement passée sous silence concernant la ou plutôt les logique(s) de la découverte scientifique, qui éclairent les difficultés de "la formation de l'esprit scientifique". En 1973, peu après la publication en anglais, en 1968, de l'édition complétée de l'ouvrage qui allait faire la réputation universelle de K.Popper "La logique de la découverte scientifiquef (initialement publié en allemand en 1935, soit un an après la parution du " Nouvel esprit scientifique f de G.Bachelard), H Simon interpella K.Popper par un article au titre significatif : "La découverte scientifique a t elle une logique ? f (Repris dans "Models of discoveryf, p. 326-338). A cette question, il répondait par l'affirmative, prenant ainsi à contre-pied la position de K.Popper qui, soucieux d'éviter tout psychologisme, affirmait d'emblée que la découverte scientifique n'avait pas de logique ("There is no such thing as a logical method of having new ideas , or a logical reconstruction of this processf). Se référant à la restauration du raisonnement abductif aristotélicien formulé par C Peirce et repris et argumenté par N. Hanson (qui parle de rétroduction), H.Simon met en évidence le caractère très correctement "computable" des modes de raisonnements heuristiques qu'il qualifiera ensuite de "procéduraux " ou de "délibératifs", en soulignant leur parfaite intelligibilité et leur "programmabilité".

De tels raisonnements peuvent dés lors etre aisément simulés par computation symbolique, H.Simon en rappelle divers exemples qu'il emprunte plus aux sciences de la matiére qu'aux sciences de la vie. C Debru reprend et illustre ici l'argument dans le champ des théories biologiques, en s'abritant prudemment derrière l'autorité de son maître, le biologiste M.Bessis : "Nous nous sommes sentis encouragés à entrer dans les réflexions sur l'utilisation de l'intelligence artificielle en biologie et médecine par l'esprit pionnier de Marcel Bessis. Celui ci possédait une vision de l'utilité de l'intelligence artificielle comme aide à la recherche médicale qui ne pourra que se confirmerf(p. 30). Peut etre faut-il rappeler ici que M.Bessis fut un très fin lecteur de l'œuvre épistémologique de P.Valéry, laquelle, par bien des traits est souvent fort proche de celle de H.Simon. Son article "Valéry et la cellules vivante" publié dans le recueil édité par J.Robinson-Valéry, ("Fonctions de l'Espritf, 1983), est un très remarquable témoignage, et il faut savoir gré à C.Debru de nous avoir invité à retrouver ce texte important (p. 5).

Si je rappelle ici les termes de cette controverse, c'est parce que K.Popper et les popperiens ne répondirent jamais à la question que leur posait explicitement H.Simon Et depuis, trente ans, il y a en quelque sorte un cadavre dans le placard de "l'épistémologie de l'imprévisible ". Le biologiste qui, fort de la caution catégorique que J.Monod apportait en 1973 à l'épistémologie popperienne ("Voici enfin que nous parvient ce grand et puissant livref écrivait-il dans sa préface à la traduction française), se réfère à K.Popper (comme C.Debru, p 39), pour légitimer ses énoncés et pour concevoir ses méthodes d'investigation, pourra t il aisément percevoir la légitimité "du lien entre épistémologie et psychologie cognitive par le biais de la capacité de réalisation propre à, l'intelligence artificielle" que C.Debru lui propose pourtant de reconnaître (p. 29) ?

Ce "secret de famille" n'est pas propre aux seuls biologistes, la plupart des scientifiques ont veillé à le garder sous le boisseau, et rares ont été les épistémologues qui ont osé dire que le roi était nu et que le scientifique se sert de la plénitude de sa raison(et pas seulement de la déduction syllogistique parfaite) dans les affaires scientifiques comme dans les affaires humaines. Je me souviens d'une courageuse tentative d'A. Danchin (Dans "La querelle du déterminismef, le Débat, 1990, p .134) rappelant les lignes d'Herbert Simon qui "résument merveilleusementf (p. 137) la présentation de "la rationalité procédurale". René Thom, quelques pages plus loin, l'accusait aussitôt "d'incantation …et… d'une réelle incompréhension sur le plan même de la mathématiquef (p. 145) … Sans doute est ce en se souvenant de cette agressivité de l'éminent académicien que C.Debru ose rappeler que "l'essentiel pour le biologiste est à chercher du coté de l'ambiguïté des faits à l'égard des interprétations qu'ils suscitentf (p. 435; Cette proposition n'est-elle pas pertinente pour toutes les disciplines ? ).

Mais il n'ose guère aller plus loin, et ne nous dit pas comment une épistémologie de l'imprévisible permettra de légitimer les "nouvelles connaissances" que construit le chercheur assumant cette "ambiguïté des faits … et des faire ", tout en convenant "de l'impression d'un hiatus persistant à l'intérieur des sciences de la nature entre les concepts et les choses, hiatus que les scientifiques cherchent à surmonter par la méthode des modélisation et simulationf(p. 437. Là aussi, toutes les sciences sont concernées et pas seulement les sciences de la nature).

Hiatus qui concerne d'abord nos conceptions de ces méthodes de modélisation et de simulation, et dont la discussion légitime depuis 12 ans les efforts du Programme Modélisation de la Complexité, ce qui éclaire notre attention à la discussion de C.Debru … et notre incitation à la poursuivre.

On peut craindre pourtant qu'il hésite lorsqu'on lit les pages qu'il consacre à "la vanité de la querelle du réductionnismef (p. 8), nous assurant que "les critiques du réductionnisme sont vaines, car le réductionnisme ne correspond pas à la réalité de la recherche scientifiquef (p. 9). Lorsqu'on lit la prolifique littérature de la biologie moléculaire, ce n'est pourtant pas l'impression que l'on retire. Et si les conventions épistémologiques du réductionnisme n'étaient plus d'actualité, ne serait-il pas légitime de préciser explicitement la convention modélisatrice alternative que se proposent les modélisateur attentifs à "la profondeur épistémiquef (p. 11)de leurs représentations -interprétations ? Le regain d'attention des biologistes à la modélisation systémique est encore bien récent, et œuvre de rares pionniers. Je ne crois pas, par exemple, que C.Debru ait perçu l'importance pour son propos de "La vie de la vie f (le tome 2 de La Méthode d'Edgar Morin publié pourtant il y 20 an), alors qu'il fait un bel éloge de l'interdisciplinarité.

Mais, prudemment attentif à citer J.P. Changeux à cette occasion, il veille à ne pas nous rappeler les réserves que ce dernier opposait aux appels d'Edgar Morin lors du grand Colloque du CNRS sur l'interdisciplinarité de 1990: "Le danger de l'interdisciplinarité est qu'elle s'accompagne de la perte d'une expertise irremplaçable. A vouloir parler toutes les langues, on n'en parle plus aucunef. Qui donc nous rappellera qu'un danger identifié est bien moins dangereux, puisqu'il incite à trouver des parades, et ici, elles sont dans la culture épistémologique des chercheurs et des enseignants, ou , pour reprendre la belle image de C.Debru, dans la "profondeur epistémiquef de leurs propositions ? Et qui nous rappellera qu'à ne parler qu'une seule langue, on risque surtout de s'enfermer dans un seul point de vue (en oubliant qu'"un point de vue est toujours fauxf comme nous le rappelle C.Debru, citant M.Bessis qui citait P.Valéry! p. 5 )? Qui nous rappellera aussi qu'en parlant N langues, on apprend très aisément la N+1°…N'est ce pas ainsi que se forme la culture épistémique attentive à la complexité du monde de la vie ?

En relisant la riche conclusion de l'essai de C.Debru nous invitant à développer dans nos pratiques cognitives une "épistémologie de l'imprévisiblef, je retrouvais avec émotion les premiers appels à une "épistémologie de la complexitéf que nous entendions au détour des années 80. La médiation de M.Bessis est ici significative ? N'est ce pas lui qui retrouvait cette puissante intelligence de la complexité que proposait P.Valéry : "La complexité, imprévisibilité essentiellef

J.L.Le Moigne