De la limite, petit traité à l'usage des orgueilleux

Note de lecture par LERBET-SÉRÉNI Frédérique

Ce qui me semble tout particulièrement intéressant dans ce petit livre, se situe en fait après l'épilogue, sous forme d'annexes en 3 parties : la première explore l'origine sémantique de la limite à travers la racine per pour donner lieu à une possible " peratologie " comme science des limites, la deuxième et la troisième s'appuient sur la mythologie dans ses rapports avec l'esthétique, et interrogent la création comme produit et production : l'oeuvre ne peut s'actualiser que si son créateur la porte déjà en lui pour la faire advenir, mais cette advenue transforme la forme préalablement pressentie et en repousse ainsi la limite tout en la faisant naître dans ses limites-mêmes. L'être humain, le " se ", serait alors de cette même essence que l'oeuvre : sa limite, sa finitude, son destin, sont la condition de possibilité de son être, ce qui ne se tient pas dans des limites ne pouvant " être " (en référence à Aristote repris par Heidegger), mais cet être est un " à être " tout au long de la vie, qui ne vient que peu à peu à la présence, absolument présent à sa totalité au moment de sa fin. Pour l'homme, la limite devient ainsi de façon paradoxale à la fois son commencement et sa fin, parce que l'être de l'homme est son devenir, par lequel on devient aussi ce que l'on est, à la fois destin et projet.

Le travail de pératologie entamé ici s'appuie sur une réflexion à la fois sémantique et historique : être mortel, pour les Anciens, c'est assumer son histoire, accomplir ce trajet que les Dieux nous ont assigné, et l'accomplir absolument. Conçue comme limite non pas à dépasser mais à atteindre, horizon qui se transforme en même temps que notre propre voyage et que nous ne connaissons qu'à notre propre fin, la limite permet alors de réfléchir la question de l'être non plus comme stricte ontologie mais comme phénoménologie et comme éthique. Car la limite qui nous constitue, nous la constituons dans le rapport que nous construisons avec elle, qui nous fait apparaître/disparaître à nous-mêmes : c'est la limite comme épreuve de la limite. Et ce rapport engage notre responsabilité, à travers notre capacité à nous fier et nous méfier de nous-mêmes, de la connaissance nécessaire et imparfaite de nos propres limites. " La rive-la limite extrême- constitue à la fois le terme invisible et le repère principal balisant la traversée . Comme telle, elle met en jeu la connaissance paradoxale d'un objet reconnu mais qui, pour être connu, suppose au préalable une connaissance encore à venir, soit un espace qui reste à franchir " (p 162). Le dépassement est la reconnaissance qui est le dépassement qui est la reconnaissance etc. Autoréférence de la limite comme repère et comme horizon qui, dans sa paradoxalité radicale (son aporie), permet d'approcher celle de l'homme comme celui qui assume sa propre autoréférence et sa propre incomplétude sur le fond du rapport, fécond si paradoxal alors lui aussi, qu'il peut établir avec cette fluidité de la limite constitutive de lui-même. Ici, l'enchevêtrement devient double : celui de la limite elle-même qui contient les deux faces contradictoires en elle-même et qui les rend possibles.

La limite ouvre et ferme, retient et permet, figure conjointement dedans et dehors, commencement et fin. Elle permet alors de dialectiser toute-puissance et impuissance dans l'affirmation de la puissance de soi nécessaire à l'homme parce que néotène : non fini, toujours en chantier de lui-même et incomplet à jamais, il est ainsi celui qui n'a pas de limite " naturelles ", sauf celles qu'il saura s'inventer et sans lesquelles il n'adviendra pas. La liberté pour la philosophie, l'autonomie pour les sciences humaines, ne serait alors pas tant dans notre capacité à nous mouvoir dans un espace-temps-relations que l'on saurait limité de l'extérieur de nous-mêmes et/ou à le transgresser, mais dans le fait d'assumer notre situation tragique d'être à nous-mêmes notre propre fondement et notre propre fin, à nous constituer dans l'horizon de nous-mêmes qui est notre repère, et à nous y accomplir, c'est-à-dire le transformer comme il nous transforme, contenant et contenu s'inversant perpétuellement, engendrant l'expérience de la contention qui fait pressentir celle de la liberté.

Frédérique Lerbet-Sereni

Université de Pau