Géographie et Complexité. Les espaces de la nostalgie

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Cette histoire si plausible me revient en mémoire en achevant mon exploration de ces "Espaces de la nostalgie" : aurais-je pu voir cette poétique image, aurais-je pu même ouvrir ce livre dont le sous-titre n'a "littéralement pas de sens", si la victoire de M. Littéral avait été définitive ? Ce sera l'un des nombreux mérites de cette "ouverture philosophique" (titre de la collection dans laquelle il est publié) à "la complexité de la géographie", que de nous faire prendre conscience du primat des métaphores spatiales dans tous nos propos. Si demain un M. Littéral-Géographe obtenait des académies l'interdiction d'utiliser les vocabulaires de la géographie à d'autres fins que celles de leur discipline, pourrions-nous encore penser ? Faites l'essai, essayez de développer un propos intelligible en vous interdisant les mots "espace, chemin, océan, fleuve, pôle, désert, région, territoire, bassin, rivage, exploration, carte, sommet, vallée, plaine, massif, plateau, paysage, climat, …" ?

La liste semble interminable, nous révélant combien les "métaphores spatiales" sont quasi constitutives de nos modes d'expression et de pensée. Leur usage nous est si familier qu'il ne nous étonne plus souvent, et ce va être une des vertus de cet essai original de M. Roux que de nous inviter à nous émerveiller de cet étrange pouvoir des images de l'espace dans nos cultures et nos représentations du "Monde de la Vie".

Ne risquions-nous pas de les banaliser, de les réduire à leur plus simple expression ? "L'Espace comme le Temps, une variable comme les autres ?", diront les géomètres : n'a-t-il pas suffi d'inventer le mètre étalon pour le mesurer en le réduisant à une seule dimension ? nous disent-ils. Mais allons-nous alors réduire aussi nos espaces imaginaires, celui de nos usages métaphoriques du vocabulaire de la géographie (comme ailleurs du vocabulaire de l'architecture), à ces interprétations mono-dimensionnelles, simplificatrices, destructrices de sens ? La tentation est grande, et M. Roux nous cite bien des exemples contemporains de cette dégénérescence dans nos cultures des métaphores de la géographie (il va parler de "la déterritorialisation généralisée"), en nous invitant à retrouver "les multiples formes de la reterritorialisation", métaphorique : ludique, sportive urbaine, … Le discours n'est-il pas, lui aussi un espace complexe, multidimensionnel, polyphonique ?

C'est cette complexité de nos conceptions de l'espace, qu'il soit entendu par le géographe explorant et décrivant les déserts ou les milieux marins, les massifs montagneux ou les estuaires, les glaciers ou les lacs, ou par les citoyens décrivant leurs projets, que M. Roux va nous proposer d'explorer en s'interrogeant sur les paradigmes de la géographie, sur leur portée comme sur leur dépendance avec les autres grands paradigmes disciplinaires, les uns et les autres tentant encore malaisément de se dégager de l'oppression du "Grand Paradigme d'Occident" si bien identifié par Edgar Morin (réducteur, niveleur, linéaire, fermé ).

Ce sont sans doute les pages que La Méthode consacre à "l'Hyper-paradigme de la complexité" (t. 2, p. 434+) et à la formation d'une "Paradigmatologie" (t. 4, p. 211+) qui ont catalysé cette réflexion de M. Roux qui, malgré son titre, ne s'adresse pas seulement aux géographes (et aux économistes) de profession, tout en leur proposant quelques matériaux importants pour cette "critique épistémologique interne" dont leur discipline ne peut plus se passer. (Il est rejoint dans cette entreprise par un autre géographe, J.-P. Ferrier qui a publié il y a peu : "Le Contrat géographique ou l'habitation durable des territoires"2, Payot, 1998). Catalyse dont les effets sont sans doute un peu brouillons, ce qui facilite une lecture quelque peu désordonnée au gré des instants disponibles, mais qui affecte parfois l'image académique de l'ouvrage qui, lu d'une seule traite, a tendance à se boucler sur lui-même : ainsi les dernières lignes (p. 316) reprennent dix lignes d'une très belle métaphore d'E. Morin (1977) sur "l'organisation neg-entropique (qui) suscite ce qu'elle combat : elle renouvelle le mal qu'elle refoule", que l'on a déjà lue et méditée à l'ouverture (p. 53).

Mais l'espace n'est-il pas à la fois merveilleux et compréhensible, sans que les multiples compréhensions que nous en formons réduisent l'émerveillement qu'il nous vaut ? Simon Stevin déjà disait cela de la Loi du plan incliné (encore une métaphore spatiale !), nous rappelait H.A. Simon en introduisant "Les sciences de l'artificiel" (1969-96).

1. Dans "Système et Paradoxe, autour de la pensée d'Yves Barel", Ed. du Seuil, 1993.

2 Cf. la note de lecture sur cet ouvrage dans le même Cahier des Lectures MCX n° 21.