Esquisses pyrrhoniennes

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Que vient faire dans la bibliothèque des sciences de la complexité cette pièce de musée si longtemps oubliée dans les réserves qu'on ne visite guère ? Sextius Empiricus exposant sous forme abrégée (plutôt qu'esquissée) au 2e siècle après J.­C., l'essentiel de "la Méthode pour conduire un raisonnement ou les affaires de la cité" développée par un philosophe de la Grèce antique, le sage Pyrrhon, mort cinq siècles auparavant ! Philosophe si sage qu'il considérait que sa vie était son oeuvre ; pourquoi dès lors aurait-il dû écrire en plus une oeuvre qui n'a de sens qu'en étant "en acte" ?

Sans doute n'aurions-nous pas prêté attention au "pyrrhonisme" (qui, à partir du XVIe siècle sera synonyme de "la philosophie sceptique la plus consistante et la plus éclatante", si "Les Essais" de Montaigne ne nous avaient souvent incités à prêter attention aux "philosophes pyrrhoniens" qui lui inspirèrent tant de méditations... : "Que sais-je ?".

Méditations sur la complexité de la vie et de l'action humaine... surtout lorsque l'on veut nous assurer que "la science est mère de toute vertu" ! (Quel plaisir pour l'esprit que de relire en 1997 "L'apologie de Raimond Sebond", le célèbre chapitre du chap. XII du livre II des "Essais" !). Depuis longtemps je m'étonnais de la difficulté qu'il y a encore à accéder aisément à ces quelques pensées fondatrices qui imprégnèrent si manifestement l'élaboration de nos cultures contemporaines : certes Pyrrhon n'a rien écrit, mais sa pensée était au XVIe siècle aisément accessible : Montaigne dès 1575 pouvait lire les "Esquisses (ou les hypotyposes) pyrrhoniennes" rédigées au deuxième siècle par Sextus Empiricus, dont une traduction latine était éditée en France en 1562, proposant "l'exposition la plus complète de la philosophie sceptique", philosophie dont l'influence dans le monde latin au XVIe siècle peut se "comparer à celle d'Aristote au XIIIe siècle ou de Platon au XVe siècle" (p. 15). Aussi, l'audace d'un éditeur qui nous propose aujourd'hui en collection de poche bon marché une version bilingue très bien présentée et documentée de ce texte lui-même fort solidement argumenté et illustré, mérite d'être saluée et encouragée. Car le sérieux et la solidité de la "voie sceptique", argumentant une pensée intelligente et active sans la cautionner d'un quelconque "dogmatisme" (lequel, quoiqu'il en ait, en appellera toujours au bannissement, à l'autodafé ou à la fatwaa), fût-il celui de "l'évidence universelle des idées claires en mon esprit", méritent vraiment d'être considérés aujourd'hui, surtout face aux tenants d'une objectivité scientifique pour eux sacralisée ! Sans doute y retrouverons-nous souvent le meilleur des philosophies pragmatistes contemporaines mais le retour aux sources de l'élaboration des démarches de l'intelligence humaine cherchant à construire sa voie sans se soumettre aux impératifs d'un quelconque dogmatisme (qu'il soit scientifique ou métaphysique), est particulièrement stimulant et bienvenu.

"Ainsi à conclut P. Pellegrin dans son introduction à la philosophie sceptique ne se présente pas comme une doctrine, encore moins comme un système. Sextus la définit comme une "agôgê", terme qui indique l'action de conduire ou de guider à dans des cas aussi variés que ceux de conduire un char, les affaires de la cité, son esprit par l'éducation... à et qui est ici traduit par "voie"" (p. 45). Voie n'est peut-être pas ici le mot le plus adéquat pour le lecteur contemporain des "Esquisses pyrrhoniennes", "développant l'épistémologie sceptique" (p. 25) ? La traduction d'"agôgê" la mieux adaptée à nos entreprises est peut-être "Chemin Faisant" plutôt que "voie" ? Ce qui nous inciterait à ne plus nous intéresser simplement à la "cognition" à action de produire une connaissance, mais aussi à de façon en effet complexe et pourtant intelligible à à la "cognoscibilité : la possibilité de transmettre par un discours rationnel la connaissance ainsi acquise" (p. 18). Intérêt que la recherche scientifique contemporaine pourrait, elle aussi, aujourd'hui considérer ?...

J.-L. Le Moigne.