L'INTELLIGENCE DES RESEAUX

Note de lecture par SIGNORILE Patricia

Avec une  préface de Daniel Bougnoux, (édition originale Connected Intelligence,  Sommerville House Publishing, 1997)

 Face aux technologies de la communication et de l'information, despenseurs mettent en garde contre les dérives et les dangers supposés pour la démocratie et l'individu. D'autres, comme Pierre Lévy (L''intelligence collective, La Découverte, Paris, 1994, et plus recemment World philosophie, Odile Jacob, 2000) ou Derrick de Kerckhove annoncent une révolution cognitive

La tradition philosophique, des pré-socratiques jusqu'aux travaux les plus récents, analyse certes le passage du possible au réel ou du virtuel à l'actuel. Derrick de Kerckhove avec L'intelligence des réseaux choisit  d'interroger les effets de la virtualisation du virtuel dans le champ du politique, du marketing, de l'enseignement, du savoir.

Dans ses Cahiers Paul Valéry avait déjà analysé le processus de transformation d'un mode d'�tre en un autre, empruntant à la monadologie leibnizienne sa théorie logique et métaphysique de la substance. Prophétisée en son temps par Pierre Teilhard de Chardin avec le concept de noosph�re et le point oméga, la conscience planétaire - sous l'effet des réseaux -  prend progressivement corps.

Un mouvement général de virtualisation affecte, actuellement, non seulement l'information et la communication mais aussi l'expérience du corps, l'économie, les cadres collectifs et individuel de la sensibilité ou encore l'exercice de l'intelligence, la mani�re d'écrire et le vocabulaire. Désormais, il estquestion de communautés virtuelles, d'entreprises virtuelles, de démocratie virtuelle, d'église virtuelle, de net-économie... Débordant amplement l'informatisation, ces signes annoncent une ére nouvelle dans le progrés de l'humanité et expriment le virtuel comme mode d'appréhension de la réalité .  Dans ce contexte, allons-nous basculer dans une déréalisation générale ? Une fantasmagorie colorée, un chaos culturel comme le sugg�re Jean Beaudrillard ? Ou dans une terrifiante implosion de l'espace-temps, comme l'annonce Paul Virilio depuis nombres d' années ?

Derrick de Kerckhove, docteur en sociologie de l'art, professeur àl'Université de Toronto, directeur du programme international MacLuhan, analyse les liens entre culture et technologie. Soulignons que depuis 1994, le programme McLuhan - en collaboration à l'échelle mondiale avec différents instituts et universités  - développe annuellement une série de visio-conférences sur la culture et la technologie. Derrick de Kerckhove développe donc une démarche de connaisance visant différents apprentissages, et crée le concept de webitude concrétisé, gr�ce aux réseaux, par l'interconnexion de millions d'intelligences humaines.

Ce livre s'inscrit ainsi dans une attitude critique à l'égard de la théorie du point de vue qui contribue à la capture scénique de l'espace mais aussi frontale et convergente prédisposant aux constructions intellectuelles académiques. Derrick de Kerckhove ne sépare pas la technique de la métaphysique : faire/ savoir-faire et ontologie. Ce qui étonne, d'ailleurs, le lecteur dans cet ouvrage, c'est la démonstration des fondements de cette webitude, gr�ce aux technologies du traitement de l'intelligence, qui décidément sera connective ou ne sera pas. Connective - et non collective comme l'imagine Pierre Lévy - il s'agit essentiellement pour de Kerckhove d'une intelligence de la relation.

Les principales technologies des systémes d'information sont des aides au traitement, des supports pour l'intelligence. Les attitudes cognitives développées par l'utilisation de l'ordinateur et ses formes connexes de collaboration assistée, développent de nouvelles formes d'apprentissage et de connectivité. Cette production accélérée de la masse intellectuelle met l'utilisateur au centre du contenu, tandis que celui-ci forme ou fournit le contenu. Les fabricants de jeux video ont par exemple crée le cadre de référence de l'interactivité et sont à l'origine de la restructuration en cours des pratiques éducatives, travaillant sur le corps et l'esprit des utilisateurs à partir de configurations nouvelles. Ils conditionnent ainsi les jeunes utilisateurs à se servir des nouvelles technologies à des fins professionnellles une fois devenus adultes.

Quatre étapes jalonnent cette nouvelle ére : regarder, penser, faire, relier. Derrick de Kerckhove rappelle ainsi aux lecteurs que l'intelligence est d'abord une activité de liaison. Dans ce nouvel environnement écologique, les réseaux supportent l'extension de ce que nous connaissons de l'esprit dans de nouvelles associations connectives. Ils fournissent l'environnement opérationnel pour la convergence de toutes les données

Dans cet ouvrage trois conditions principales sous tendent ma nouvelle écologie des réseaux :

- l'interactivité, lien physique entre les personnes ou les industries basé sur la communication - l'hypertextualité, lien entre les contenus ou les industries basé sur la connaissance et un effondrement de l'esprit linéaire au profit d'une écriture non séquentielle avec des liens contr�lés par le lecteur comme l'extension des contenus de son propre esprit.

- la connectivité ou la webtitude soit la culture en émergence : le lien mental entre les individus, ou les industries des réseaux . Quant au media, il joue la fonction d'interface con�ue comme une métaphore technologique des sens et une extension de ceux-ci.

En unissant epistémé et po�esis  en une � hyperphilosophie connectique �  et � pour une esthétique de l'intelligence �, Derrick de Kerckhove, dont l'objet privilégié est le virtuel et les nouvelles catégories du possible, montre comment l'expérience réseautique dépasse les mod�les  traditionnels et propose un nouvel espace de distribution des idées, un espace hypertextuel, immersif et interactif. Le développement du savoir et l'accés à celui-ci, sont ainsi potentialisés par l'interactivité et la transversalité entre les sciences, les arts et la philosophie. L'expérience du virtuel permet de quitter l'illusion déterministe en considérerant le réel comme un processus auto-po��tique.  La virtualisation constitue l'essence  du changement, de la mutation des processus intellectuels, et se présente comme le mouvement m�me du � devenir autre � de ceux-ci.

Perdant son affinité avec les idées immuables censées surplomber le monde sensible, l'expérience connective devient analogue à l'univers de processus auquel elle s'entrem�le.

Patricia Signorile