La morale secrète de l'économiste. Entretiens

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Albert Hirschman est un des économistes hétérodoxes les plus attachants de ce siècle : cet européen, né à Berlin en 1915, parlant français, enseignant en Italie, qui, après les péripéties éprouvantes que lui valurent les persécutions nazies et la guerre se retrouvera à partir des années cinquante "économiste du développement" dans les plus prestigieuses universités américaines, reste encore relativement peu familier dans les cultures francophones (bien que nombre de ses ouvrages aient été traduits entre 1964 et 1995). L'occasion de ces mémoires d'un "passeur" ou d'un "transgresseur", est bienvenue pour nous donner sous une forme vivante et chaleureuse un aperçu de ce parcours intellectuel et civique, qui ne peut entendre la science économique que comme et par une science et une pratique de l'action politique (et dans une belle culture d'honnête homme). L'avantage de ces entretiens (publiés initialement en italien, et complétés par une superbe conférence sur "la commensalité" que symbolise ici l'histoire complexe de nos conceptions du repas) est de nous proposer en quelques pages, un exercice d'interprétation de "La complexité du monde social" lorsque nous acceptons de l'entendre "en mutation permanente" ; les "conséquences inattendues" ne sont pas toutes des "effets pervers" : interprétation de la complexité par "l'élargissement du champ des possibles, de ce qui pourrait arriver" plutôt que par la "prévision... statistique de ce qui pourrait probablement se réaliser". Ainsi ne se laissera-t-on pas toujours "surprendre par des conséquences inattendues" (p. 96-97). "Convaincre que certaines choses sont possibles" plutôt que "prédire des tendances tenues pour nécessaires"... "Quand je parle de complexité, ajoute-t-il, je veux dire qu'il faut prendre en considération certains facteurs qui rendent le monde plus complexe... Il ne s'agit pas d'un choix entre tout et rien, mais d'un engagement ("commitment") qui informe l'action humaine plus que ne le fait le calcul rationnel" (p. 100). Réflexions qui le conduiront à quelques propositions audacieuses pourtant fort bien argumentées telles que celles de la dissociation entre progrès social (démocratisation, alphabétisation, état sanitaire...) et croissance économique : le simplisme de la théorie de la causalité linéaire reliant croissance du PNB à progrès social ne mérite-t-il pas d'être discuté ? Cette intelligence ouverte de la complexité s'accompagne d'une liberté méthodologique qui va jusqu'aux jeux de mots créatifs. (Par bien des aspects, A. Hirschman est souvent proche d'E. Morin, y compris dans leur commune attention à la paradoxale formule d'Hölderlin : "Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve", p. 119) : ainsi dans sa controverse avec M. Olson qui veut montrer "l'impossibilité logique de l'action collective", est-il incité, réfléchissant sur le droit collectif à "la recherche du bonheur", à s'interroger sur la part du "bonheur de la recherche" dans l'action humaine (on est proche ici du célèbre "searching is the end" d'un autre économiste hétérodoxe, H.A. Simon, que l'on est souvent tenté de rapprocher aussi d'A. Hirschman !).

"Mais c'est vrai, conclura-t-il, l'ennemi principal c'est bien l'orthodoxie ; répéter toujours la même recette, la même thérapie, pour résoudre toutes sortes de maux ; ne pas admettre la complexité, vouloir à tout prix la réduire ; alors que..." (p. 130).

Certes, ce sont d'abord les économistes et les socio-économistes que l'on voudrait convaincre de faire attention aux réflexions et à l'expérience d'A. Hirschman. Mais il me semble que les autres, tous les autres, qu'ils et elles soient ingénieurs ou thérapeutes ou négociants..., gagneraient eux aussi à cette lecture... civique autant qu'épistémique.

J.-L. Le Moigne.