Un univers de propension. Deux études sur la causalité et l'évolution

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Alain Boyer conclut la brève et brillante présentation de ces derniers essais de K.Popper (des conférences données en 1988 et 1989) par une formule provoquante : "Popper n'est pas anti-réductionniste mais plutôt ..émergentiste ? Il y a du nouveau sous le soleil" (et il renvoie en note à la page que K. Popper consacrait aux thèses de Prigogine en concluant en 1982 "The open universe" : "L'univers irrésolu, plaidoyer pour l'indéterminisme", traduit par R. Bouveresse en 1984). Cet étonnement admiratif d'A. Boyer ("Il y a du nouveau sous le soleil") prend tout son sens si l'on se souvient qu'il était aussi le traducteur (avec D. Andler) de "Le Réalisme et la Science", (rédigé en 1956, publié à Londres en 1983, et en français en 1990 seulement), qui introduisait précisément la théorie des propensions (ou plus correctement la théorie de "l'interprétation propensioniste de la probabilité"). Que trente ans après, K. Popper affine et atténue sa critique de l'induction probabiliste soutenue sans défaillance pendant un demi siècle de 1934 à 1984, n'est-ce pas le témoignage (empirique) qu'en effet "il y a du nouveau sous le soleil... de l'épistémologie poppérienne ?" Bien qu'il l'associe explicitement à une théorie générale du changement par perturbation (vibration, onde), la théorie propensioniste de Popper me semble plus aisément intelligible en référence à la théorie aristotélicienne des potentialités et de leurs actualisations. (Quel "effet de mode", pour reprendre une de ses formules préférées, nous a contraint à un si long détour pour redécouvrir cette vieille et robuste hypothèse de toute modélisation du complexe ! : sans doute précisément l'attraction des réductionnistes ! ). "Etre, c'est à la fois être l'actualisation d'une propension antérieure à devenir, et être une propension à devenir". Cette formule de Popper "dans la terminologie d'Aristote" qu'A. Boyer rappelle en exergue à son introduction (p. 7), caractérise je crois le projet de "l'introduction du concept de propension, (qui équivaut à une nouvelle généralisation de l'idée de force" (p. 35). Projet ambitieux, on en conviendra, et qui bien sûr suggère à nouveau bien d'autres interrogations : pourra-t-on longtemps encore faire l'économie d'interprétation téléologiques de la propension ? Et le subreptice glissement du "nécessaire possible" qu'implique la "propensité" attribuée aux phénomènes étudiés, ne conduit-elle pas à reconsidérer l'hypothèse même d'une philosophie et d'une science "naturelle" ? (Popper ne nous dit pas pourquoi il exclut le système solaire de cette indétermination généralisée ? p. 47).

Les raisons qui conduisent l'épistémologie popperienne à re-inventer le concept de propension semblent fort convainquante dès lors que l'on entre dans son jeu du "physicalisme objectif". De la physique quantique aux neurosciences, l'objectivisme intégralement hypothético-déductif devenait de plus en plus intenable. L'hypothèse propensioniste semble pouvoir se substituer aux hypothèses inductivistes ou quasi subjectivistes jusqu'ici bannies, pour rendre compte de certains phénomènes complexes (non prévisibles) sans remettre apparemment en question le dogme sacré de la vérité scientifique objective. Dès lors pourquoi nous en priver, en effet? Ceux qui n'adhèrent pas au dogme et qui nonobstant se proposent (eux aussi !) humilité et rigueur intellectuelle autant qu'ascèse méthodologique, y trouveront une sauce renouvelée d'heuristiques, fécondes depuis qu'Aristote nous avait proposé la dialectique du potentiel et de l'actuel. Mais cet intérêt ne les contraint pas à adhérer à un dogme qui reste peu convainquant en raison dès qu'on le prend à la lettre (pris dans son esprit, encore une fois, il suggère une capacité critique tant dans l'ordre empirique que dans l'ordre cognitif, que chaque scientifique fait volontiers sien) : puisqu'il ne peut exister d'autorité scientifique qui détermine irréversiblement l'objectivité d'une vérité, comment pourrons -nous jamais connaitre la certitude des vérités scientifiques ? Et si on tient cette objectivité pour un "idéal possible" (p. 57) pourquoi la science "doit"-elle tendre vers ce seul possible, à l'exclusion de tout autre possible (en particulier celui d'une compréhension intelligible du rapport de l'homme à l'Univers). Parce qu'elle maintient catégoriquement ce "doit" (moral, ou religieux, mais ne s'imposant pas en raison), l'épistémologie poppérienne n'est-elle pas trop "réductrice" pour la recherche scientifique contemporaine ? Elle se veut "ouverte" certes, et l'oeuvre publiée en témoigne de façon exemplaire, par ses évolutions internes. Mais l'est-elle assez, et pourrait-elle l'être ? Je remarquais, en refermant ces ouvrages sur ma table que Popper a ignoré sa vie durant les réflexions épistémologiques pourtant argumentées de J. Piaget ou H.A. Simon par exemple (il n'a jamais répondu, à ma connaissance, aux questions sur la rationalité à l'oeuvre dans la recherche scientifique qu'H.A. Simon lui posait en 1973).

Dans l'immédiat, continuons à lui demander quelques utiles leçons de réflexion autocritique, et faisons notre miel de la théorie de la propension : Homologie plutôt que métaphore nous dit Popper (p. 53). Pourquoi pas ?