Terre Patrie

Note de lecture par BIANCHI Françoise

Après la vie des idées (1), voici Terre-Patrie (2). Dans le tome IV de la Méthode (3), Edgar Morin nous invitait à considérer les idées, leur habitat, leur vie, leurs moeurs, leur organisation (4), et il concluait :

"L'esprit humain doit se méfier de ses produits idéels qui en même temps lui sont vitalement nécessaires. Il ne peut totalement les instrumentaliser. Il ne doit pas se laisser instrumentaliser par eux (...). Le problème cognitif est le problème quotidien de chacun et de tous. Son importance politique, sociale et historique devient décisive - (5)."

C'est à ce noeud qu'il faut situer, nous semble-t-il, Terre-Patrie, si l'on veut en saisir la perspective. "Terre-Patrie" n'est pas une idée, un "évangile", et même si Edgar Morin utilise l'image pour mieux en retourner le sens, "Terre-Patrie" est un fait, c'est un constat, une manière d'état des lieux de l'humanité.

Les premiers tomes de La Méthode nous invitaient à penser la vie, d'où cette enquête à l'origine, la Nature de la Nature (6) et la Vie de la Vie (7). Le tome III, la Connaissance de la Connaissance (8) problématisait les instruments de l'enquêteur, le système cognitif, ses procédures, l'esprit comme modélisant le cerveau, lui-même produisant l'idée d'esprit. Le tome IV, les Idées (9) allant au-delà, montrait l'autonomisation des produits de l'esprit-cerveau, les idées comme constitutives de cet oïkos qui ne se réduit pas à la nature, et dans lequel, par lequel l'homme se produit. Terre-Patrie revient à penser l'Homme à l'échelle du monde, la terre, c'est la suite de l'enquête sur l'Humanité de l'Humanité.

Cette enquête est au fondement de l'oeuvre dans son double déploiement anthropologique et politique. C'est lui qui en commande l'unité. Interroger l'humanité de l'homme passe nécessairement par une enquête sur son origine et une réflexion sur son destin. Loin des catégories triviales de l'optimisme ou de pessimisme, Terre-Patrie décentre les faits. La révolution copernicienne est accomplie ; nous vivons dans un cosmos, mais aussi une histoire acentrée dont la commande est ici et partout, dans l'interaction complexe des systèmes imbriqués auxquels nous appartenons. L'ouvrage met en oeuvre cette épistémologie complexe que les modélisations récentes de la thermodynamique hors de l'équilibre nous révèlent, pour donner à l'éthique sa dimension prégnante. Oui, nous vivons à l'ère de la fin des certitudes idéologiques. Oui, nous sommes menacés par les systèmes aveugles de la techno-science dans ses liens avec l'économie et le pouvoir. Non, le sens ne nous est pas donné comme les tables de la Loi mythique. Mais si ce sens existe, il est nécessairement dans le projet.

La science des systèmes nous permet aujourd'hui de comprendre que ceux-ci ne fonctionnent pas "parce que..." mais "afin de..." (10). Certes le projet est fonction de l'histoire (d'où la nécessité de comprendre les déterminations), mais le tout du système auto-organisé produit ses propres fins en même temps que des propriétés nouvelles que ne possédaient pas les parties qui le constituent. Ainsi s'élabore une nouvelle téléologie mais sans métaphysique. Ainsi "la civilisation produit, dans l'insatisfaction même qu'apportent ses satisfactions, la relance de l'insatisfaction anthropologique, c'est-à-dire la poursuite de l'hominisation (11)."

Que les individus, les civilisations, le monde soient mortels, nous le savons, mais parce qu'ils sont des systèmes vivants qui meurent de vivre et vivent de mourir pour paraphraser Héraclite qu'Edgar Morin affectionne. C'est à ce projet d'une "prise de conscience de la communauté de notre destin terrestre" (12) qu'appelle cette oeuvre. On ne saurait en voir l'ampleur sans la relier au chemin précédent de la Méthode dont elle est une entrée possible. "Caminando se hace el camino" dit encore Edgar Morin citant Antonio Machado, et pour cela, relisons l'exergue de son livre emprunté à Ernesto Sabato : "Il nous faut des mondiologues" (13). A n'en pas douter, le projet d'anthropopolitique d'Edgar Morin vise à penser l'Humanité dans son oïkos complexe comme un système ouvert en devenir : il n'y a pas d'avenir sans risques.

(1) Edgar Morin, La Méthade (IV). Les ldées, Paris, le Seuil, 1991. (2) Edgar Morin, Terre-Patrie, Paris, le Seuil, 1993. (3) Edgar Morin, La Méthade av). Op. cit. (4) Ibid. sous-titre.(5) Ibid. p. 249. (6) Edgar Morin, La Méthode a). La Nature de la Nature, Pans, le Se~ul, 1977.(7) Edgar Morin, La Méthode gI), La Vie de la Vie, Pans, le Seuil, 1980. (8) Edgar Morin, La Méthode aII), La Connaissance de la Connaissance, Paris, le Seuil, 1986.(9) Edgar Morin, La Méthode (V), op. cit. (10) Jean-Louis Le Moigne, du "parce que..." au "afin de...", de la triste querelle du déterminisme à la joyeuse dispute du projectivisme, in Revue internationale de Systémique, Paris, AFCET, GauthierVillars, vol. 6, n - 3, 1992, p. 223 à 240. (11) Edgar Morin, Terre-Pat~ie, op. cit. p. 216.(12) Ibid. 4ème page de couverture. (13) 1bid. p. 7.

Françoise Bianchi