Terre Patrie

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Voir aussi son commentaire dans le cahier n°6

A l'instant où cette LETTRE MCX 17 va être éditée paraît ce "formidable traité de vouloir vivre"... dans et avec un univers complexe, que publie Edgar Morin (avec A.B. Kern) sous le titre programme "Terre-Patrie" (avec un trait d'union). Le temps nous manque pour rédiger une invitation à la lecture qui explore les mille richesses de ce superbe exercice de modélisation de la complexité. Mais on peut profiter d'une allusion incidente formulée par un des tous premiers lecteurs d'Edgar Morin, Jean Daniel (dans le Nouvel Observateur du 6 mai 93, pp. 116-117) dans sa critique chaleureuse de "Terre-Patrie", pour repérer au moins un des arguments "durs" sur lequel il faudra revenir ; argument qui, s'il concerne l'oeuvre d E. Morin, concerne aussi le projet collectif qu'exprime le Programme MCX depuis l'origine. "Je ne sais pas encore", écrit J. Daniel dans une parenthèse - "Cher Edgar, ce que c'est que penser la complexité sans la décrire donc sans la réduire, donc sans la faire disparaître". Cette vieille objection des positivistes a décidément la vie dure, et il va nous falloir nous attacher à "changer les regards" : Penser, est-ce décrire des choses réductibles à d'autres choses, où est-ce décrire des actes, raconter des histoires ? Qui prétendra jamais décrire un acte par "un dénombrement si entier qu'il fusse assuré de ne rien omettre" - ? Les représentations innombrables que nous savons nous construire de la relation, de l'organisation, de la vie, de l'avenir, doivent-elles être exhaustives pour que nous donnions sens à la relation, la vie, l'avenir ? La description de la 9ème symphonie qu en donne la partition musicale réduit-elle en quelque façon l'inépuisable bonheur que suscitent les auditions de cette symphonie ? Sommes-nous incapables de potentialiser l'actuelle description, de la charger de sens ? Ne pouvons-nous modéliser un phénomène perçu complexe parce que nous l'entendons irréductible à un modèle formé ? "comprendre c'est sculpter" disait Michel Ange "Interpréter- ou comprendre - c'est modéliser", en communiquant par des modèles qui sont intelligibles par les processus de leur élaboration. Penser ce n'est pas seulement résoudre, ou planifier ; c'est aussi, c'est souvent d'abord interpréter ou comprendre, conjoindre, chercher des liens.

En se contraignant, au nom de quelle nécessité ?, à exclure toute épistémologie de la conjonction, et à ne tenir pour acceptable qu'une épistémologie de la disjonction, ne sinterdit-on pas toute conscience et toute intelligence de la "communauté du destin terrestre... de la terre-patrie". "Terre-Patrie" "va nous ouvrir" la porte de bien des méditations... cette seule incidente sur l'inépuisable modélisation en témoigne dès les premiers instants.

J.L.Le Moigne