Sur la crise

Note de lecture par SOCIRAT Pierre

            Les éditions Flammarion, dans la collection Champs essais ont republié en mars dernier dans un même ouvrage intitulé Sur la crise deux textes d’Edgar Morin : « Pour une crisologie » publié en 1976 dans la revue Communications et « Où va le monde », texte extrait de son livre Pour sortir du XXème siècle paru en 1981.

            Ces deux textes se répondent : « Pour une crisologie » est un article théorique qui revisite le concept de crise et en redessine les principes et mécanismes ; « Où va le monde » offre une analyse historique de la trajectoire de l’humanité du XXème siècle, secouée de crises et de violences, dans une évolution incertaine – planétarisation ou destruction.

            La période actuelle, crise sanitaire du Covid-19 aux multiples conséquences (crise économique, crise sociale, crise du travail, crise de l’école, crise intergénérationnelle, etc.), ouvre simultanément plusieurs terrains permettant de vérifier la pertinence de la grille de lecture proposée par Edgar Morin.

            En effet, le constat posé il y a quarante ans de la difficulté pour notre société à appréhender les phénomènes complexes et à penser la crise semble malheureusement bien plus dramatique aujourd’hui : confrontée à des problèmes immenses, l’humanité dispose de trop peu de moyens de représentation et d’outils de réflexion, ainsi que de trop peu d’endurance vis à vis de l’incertitude, pour parvenir à comprendre la situation et à (co)construire des solutions. Ces deux textes, relus à la lumière de la pandémie actuelle, trouvent une nouvelle force par leur actualité toujours vivace.

Par nature, la complexité de la société porte en elle les ferments de la crise.

            Edgar Morin part de l’étymologie grecque du mot crise en soulevant ce paradoxe : alors qu’à l’origine il signifiait diagnostic ou décision, il semble au contraire aujourd’hui évoquer plutôt l’indécision. La crise est ainsi devenue « le moment où, en même temps qu’une perturbation, surgissent les incertitudes ». Aussi, complexité oblige, il semble bien que la crise soit à la fois un moment privilégié de diagnostic ainsi qu’un temps de forte incertitude.

           Il faut bien admettre que lorsque l’on observe les réactions des états, des entreprises, des écoles, des administrations, des individus au Covid-19… l’indécision semble régner. Ce constat ne permet peut-être pas à lui seul de déclarer l’état de crise mais il constitue néanmoins une indication non négligeable. De plus, cette période aura permis de construire un diagnostic sur nos sociétés partagé jusqu’au plus hautes sphères de l’Etat…

           La société, qu’elle soit analysée sur le plan de la complexité, de la cybernétique ou de la néguentropie, porte en elle des « tiraillements », des déséquilibres, sans cesse compensés (antagonismes et concurrences vs complémentarités, régulations des feedbacks positifs par les feedbacks négatifs, …). Du fait des échanges constants avec son milieu, notamment en matière d’énergie et d’information, elle fait l’objet d’un désordre permanent sans cesse réorganisé pour mieux se régénérer et maintenir son existence.

            Dit autrement, un ensemble systémique est fragile, sans cesse en mouvement et parfois une proie facile pour les crises…

            De tous les systèmes que nous pouvons observer comme l’école (avec tous ses acteurs, direction, enseignants, parents, élèves, personnels), l’entreprise (avec ses personnels et toutes ses parties prenantes), les états, les grands ensembles géopolitiques (comme par exemple l’Europe ou les États-Unis), les institutions de gouvernance mondiale (ONU, OMS, etc.), on perçoit toute la diversité de leurs composants. On reconnaît leur caractère concurrent comme complémentaire, ou encore leurs feedbacks positifs d’expansion et négatifs de régulation, ainsi que tous les échanges d’information, de matière et d’énergie auxquels ils contribuent et dont ils dépendent. L’équilibre de ces systèmes est ténu, fragile, sans cesse remis en cause aujourd’hui.

Les perturbations qui provoquent la crise : la piste de la perturbation interne

            La faiblesse archaïque de nos capacités d’introspection nous pousse à pointer du doigt d’abord la perturbation extérieure : l’accident, l’imprévu qui vient d’ailleurs… Un virus qui se répand à l’échelle planétaire et qui vient perturber nombre de nos systèmes, voire l’humanité toute entière, peut être considéré comme l’élément exogène parfait.

            Pourtant, Edgar Morin souligne encore davantage l’hypothèse « intérieure ». Ainsi un dérèglement qui générerait une surcharge du système (c’est à dire l’incapacité à se réguler, le dépassement des seuils qu’il est capable de gérer) ou encore un blocage dû à des « double-binds » (injonctions contradictoires qui au lieu de créer un mouvement d’évolution/régulation, viennent s’opposer frontalement) provoquent une crise, c’est-à-dire, une situation d’absence de solution qui aboutira sur un nouveau mécanisme de régulation ou sur une transformation évolutive.

            Concernant le Covid-19, il est tout à fait légitime de se demander si les dérèglements apparus sont le seul fait du virus ou s’ils étaient préexistants, latents, et que le virus n’a été que le déclencheur d’une perturbation interne qui était déjà bien présente et qui n’attendait qu’un prétexte pour se manifester davantage ou, du moins, se révéler à tous.

Désordres, dérèglements, déblocages : les caractéristiques de la crise

            La crise voit fleurir les situations de déblocage, à cause du dysfonctionnement ou de la disparition des mécanismes régulateurs. Ainsi, on peut assister à la transformation des complémentarités en antagonismes ou concurrences, au développement sans contrôle de feedbacks positifs : phénomènes d’accroissement, d’emballement qui génèrent disproportion, déviance, ubris (démesure) voire même runaway (destruction et désintégration en chaîne.

            Il n’est point nécessaire d’illustrer ces emballements aujourd’hui ; quelques regards sur l’actualité nous suffisent : tensions géopolitiques, surenchères sur les réseaux sociaux, dévissement de l’activité économique, …

            Toutes les caractéristiques d’une crise étant posées, nous pouvons affirmer que nous sommes bien actuellement en état de crise. Quelle en sera l’issue ?

Quelles issues possibles à la crise ?

            La crise se caractérise aussi par un accroissement des désordres et des incertitudes. Elle annonce deux formes de mort possible de la société : la décomposition ou le retour aux formes et causalités mécaniques.

            Ainsi, l’instabilité, l’incapacité à comprendre la situation de crise parce qu’elle remet en cause les normes de fonctionnement de notre société risque de pousser à la dislocation (disparition des gouvernances mondiales comme l’ONU ou l’OMS, risque de sécession pour des ensembles d’états comme les États-Unis ou l’Europe, fractures, affrontements voire guerres civiles à l’intérieur d’un pays, etc.).

            La non-résolution de la crise peut aussi nous mener à la régression, à la simplicité extrême, à la fin de toute diversité par la suppression des différences et le contrôle absolu de tout. Le totalitarisme en somme. Les exemples du passé parlent d’eux-mêmes, la montée des populismes n’est pas sans faire écho à ces épisodes, et les tentations de traçage sans limite des individus non plus. Là encore, il faut bien admettre que ces sujets étaient antérieurs à l’apparition du virus. Ils ont été simplement exacerbés par la crise.

La recherche de solutions : la magie et la raison

            Si la crise est une absence de solutions et si elle porte en elle le risque mortel de dislocation on de régression, elle permet aussi l’émergence de phénomènes de recherche de solutions.

            Certaines solutions sont purement mythiques ou imaginaires. On recherche un sauveur, un messie ou un signe des dieux, comme dans la « théorie du bouc émissaire » de René Girard où la violence accumulée dans une société, ne va pouvoir s’expurger que par le sacrifice d’un innocent.

            Et l’on voit bien aujourd’hui les procès à tout va, les anathèmes. On peut déceler également cette obsession maladive de la recherche d’un homme providentiel, d’où qu’il provienne : un chef d’état, un gouverneur, un médecin…    Ces principes, très archaïques voire névrotiques, permettent de temporiser ou de provoquer une catharsis mais ils ne sont que temporaires et ne permettent en rien de résoudre la crise en optant pour une des alternatives qui se présentent au système complexe : se réorganiser dans un niveau de complexité supérieure, régresser ou disparaître[1].             D’autres solutions sont recherchées de manière plus raisonnée. La crise permet ainsi de faire émerger des initiatives, des coordinations, des investissements dans la recherche qui n’étaient pas envisageables auparavant.

            C’est ainsi que les expérimentations médicales, sur plusieurs continents, le partage des résultats d’étude, la recherche de vaccin, l’élaboration de solutions de soutien financier, médical et logistique au niveau européen, la reconversion des usines pour produire du gel ou du matériel médical voire même les initiatives de production artisanales mais créatives de masques, de ventilateurs, etc sont des solutions qui émergent du fait de la crise.

Les effets de la crise : révéler, effectuer et transformer

            En définitive, la crise est un révélateur (elle permet de voir clairement les forces et les limites des normes du systèmes qui étaient parfois latentes, cachées ou virtuelles) et un effecteur (au sens qu’elle fait émerger la possibilité de changement). Elle porte également en elle les germes d’une transformation. Elle est un « microcosme de l’évolution ».

            C’est toute la question du « monde d’après ». Question à l’issue incertaine, qui fait l’objet d’une problématisation hésitante et qui mobilise des ressources conceptuelles assez convenues voire éculées. A cet égard, la deuxième partie de l’ouvrage nous offre des ressources précieuses pour penser cet « après » à la lumière de notre histoire passée.

Crise de l’humanité, le difficile chemin de la planétarisation

            Dans « Où va le monde ?» 2007, Edgar Morin balaye le XXème siècle afin de scruter l’émergence d’une conscience planétaire de l’humanité. Après un préalable où il critique les futurologues et leurs raisonnement causalistes, il rappelle les boucles rétroactives entre le passé, le présent et le futur qui font que nous ne pouvons interpréter l’Histoire de manière linéaire, sûre et définitive. Car le passé produit le présent qui réinterprète le passé comme le futur peut être projeté à partir du présent mais vient inexorablement le modifier dans le même temps.

            Il revisite tous les événements marquants du siècle et fait le constat que l’humanité planétarisée est à « l’âge de fer » et traversée d’épisodes de violence et de dominations successives… Il fait le vœu que l’humanité parviendra à accéder à un stade supérieur de son évolution en établissant une vision et une gestion planétaire, sans obérer les spécificités de chacun. Une conscience planétaire ne pourra avenir qu’avec tous les blocs qui la composent (Occident, Asie, Afrique). Il faudra également une persévérance constructive dans l’action.

            Le danger de la mort de l’humanité reste très présent et cette vision peut paraître noire. Elle porte néanmoins un espoir, celui que, par l’action persévérante et par l’acclimatation progressive à la « pensée complexe », l’humanité puisse sortir de son « âge de fer ». La crise, ou plutôt les crises déclenchées par le Covid-19 nous rappellent à quel point notre « mondialisation » est source de fragilités et d’archaïsmes. Elle a créé des interdépendances qui créent de la complexité que nous ne savons ni conceptualiser ni gérer. Il apparaît que les blocs géopolitiques, les états, les entreprises n’ont pas encore la maturité pour comprendre la complexité, ni supporter l’incertitude et encore moins savoir comment agir. Les dirigeants semblent submergés par la complexité et les individus obsédés par le simplisme.

Pour sortir de la crise : comprendre et surtout, agir

            La pensée complexe est une école d’humilité, qui consiste à reconnaître son incapacité à tout saisir, à tout comprendre. C’est également une école de l’action et de l’optimisme. Car si le poète allemand Hölderlin disait que « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », Edgar Morin nous invite à cultiver « l’art de la déviance » c’est à dire la capacité pour un petit nombre d’individus, dans un système complexe et instable, à percuter le système pour transformer une déviance en tendance.

            Ainsi, la déstabilisation générale de tous les systèmes peut faire émerger des solutions inattendues, par le « coup d’épaule » d’un petit nombre.

            L’enseignement de la pensée complexe et sa mise en action sont autant de chances de voir émerger ces faits et ces individus « décisifs » qui peuvent faire basculer l’humanité dans un stade plus avancé – et plus stable – de complexité.

Pierre SOCIRAT, mai 2020


[1] Le retour au statu quo ante est évoqué à plusieurs reprises comme une issue possible de la crise (par réactivation ou renforcement de feedback négatifs par exemple). Ce retour au statu quo ante nous semble en réalité impossible par l’effet de la récursivité : quelle crise pourrait raisonnablement disparaître au profit d’un retour à la situation initiale sans modification ? Cela signifierait que la crise a une ampleur très limitée – ce qui nous paraît contradictoire avec le principe même de crise – ou que le système concerné ne tirerait de la crise aucune modification (même pas dans ses feedbacks négatifs – alors qu’ils semblent avoir été renforcés), ni aucun apprentissage.