The Sciences of the Artificial, troisième édition augmentée

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Lorsque parut, en 1969, la première édition de ce livre inclassable et modeste, présentant en 120 petites pages des arguments relevant de toutes les disciplines, la surprise fut si grande que l'on n'osait guère en parler : économistes, ingénieurs, psychologues, informaticiens, sociologues, biologistes, logiciens ou épistémologues s'interrogeaient sur les critères leur permettant d'apprécier une réflexion à la fois si nouvelle et si aisément compréhensible, qui prenait ses exemples dans toutes les disciplines. Le "changement de regard" que proposait H.A. Simon s'avérait si soudain qu'il demandait une sorte d'accommodation épistémologique préalable à la progressive assimilation du paradigme des sciences de l'artificiel, sciences de conception (ou sciences fondamentales de l'ingénierie ; sciences du génie dit-on au Québec). Accommodation et assimilation qui s'avérèrent particulièrement difficiles dans les cultures scientifiques françaises si imprégnées de positivisme qu'elles ne pouvaient pas tolérer que les sciences de l'ingénierie fussent autre chose que d'ancillaires poly-techniques d'application de sciences positives ou naturelles seules cautionnées alors par les académies. En 1981, H.A. Simon reprit sa réflexion en la développant et en l'actualisant, par trois nouveaux chapitres par lesquels il déplaçait son "paradigme-projecteur" pour éclairer les domaines de la rationalité économique, de l'apprentissage et des organisations sociales complexes. Nouvelle édition qui se diffusa davantage de par le monde (il avait obtenu le prix Nobel d'Economie en 1978 et le prix Turing d'Informatique en 1975 ; il obtiendra peu après, en 1986, la Médaille de la Science des Etats Unis), que l'on ne put traduire et éditer en français qu'en 1991 ("Sciences des systèmes, sciences de l'artificiel", Dunod). Notre chance est grande qu'H.A. Simon à 80 ans, relise quinze ans après (1981-1996) cette seconde édition, et, tout en veillant à l'actualiser par quelques résultats ou discussions récents, nous propose de "focaliser" cette réflexion épistémologique sur l'étude des systèmes complexes : en ajoutant un chapitre, hélas un peu succinct (mais n'est-ce pas à ses lecteurs de le développer) consacré à quelques développements récents des sciences de la complexité (théories du chaos, systèmes adaptatifs, algorithmes génétiques), il remet en perspective sa conclusion initiale (publiée en 1962 !) qui proposait dès 1969, une interprétation épistémologique originale d'une science des systèmes complexes alors en formation. Cette troisième édition de "The sciences of the artificial" devient ainsi une sorte de puissante heuristique culturelle qui va, à la manière de P. Valéry (à qui le relient tant de méditations sur l'intelligence des processus cognitifs... et du bon usage de la raison dans les affaires humaines), nous aider à poursuivre nos entreprises délibérées de conception : concevoir nos savoirs pour concevoir nos faire et concevoir nos faire pour concevoir nos savoirs. Cette récursion infinie du faire et du savoir qui raconte "l'aventure humaine, aventure infinie de la science" ne sera-t-elle pas celle que le paradigme de la complexité organisante (ou auto-organisante) nous permettra d'entendre et de modéliser ? On est tenté déjà de reprendre les méditations d'H. Von Foerster et d'E. Morin sur ce thème dans le langage modélisateur des sciences de la conception, sciences de l'intelligence, auquel l'exceptionnelle culture interdisciplinaire d'H.A. Simon nous donne aujourd'hui l'accès.

Il reste à espérer qu'un éditeur français facilitera bientôt l'accès des lecteurs francophones à cette "3e édition dont on n'a pas encore repéré toutes les "valeurs ajoutées" par rapport à la précédente !

J.-L. Le Moigne.