SAVOIRS-ENSEIGNES, Questions(s) de légitimité(s)

Note de lecture par CLENET Jean

Ndlr. Nous remercions Jean Clenet et les éditions l’Harmattan, qui nous autorisent à reprendre ici, sous la forme d’une Note de lecture MCX le texte de la Préface que Jean Clenet a rédigé pour ce livre.

Cet ouvrage est audacieux. Concrètement, cela signifie qu'il est toujours risqué de questionner la légitimité de ce qui est a priori, établi, ordonnancé, admis ; en l'occurrence les savoirs-enseignés. Pour prendre ce risque, je crois qu'il faut à l'auteur de solides raisons, même si elles ne seront jamais "suffisantes".

Ces raisons, le lecteur pourra les découvrir progres-sivement s'il accepte de suivre le riche et dense cheminement intellectuel poursuivi par Martine Beauvais. Personnellement, j'en ai décelé au moins trois.

1.Tout enseignant et/ou formateur ne peut passer sa vie à transmettre des savoirs sans s'interroger sur la (les) légitimité(s) des savoirs qu'il enseigne et, en final sur sa propre légitimité.

2.Respecter l'institué (par exemple, enseigner c'est transmettre des savoirs déjà-là !), ne signifie pas qu'on abandonne toute recherche sur sa légitimité. L'invention et la recherche d'autres formes de savoirs (et ainsi d'enseignements-apprentissages) suggèrent à leurs auteurs des transformations parfois radicales.

3.En s'interrogeant sur la consistance théorique, épistémo-logique et éthique des savoirs à enseigner, on s'interroge sur "ce qui vaut" d'être enseigné, sur le "comment" et le "pourquoi" enseigner, c'est-à-dire sur l'enseignabilité.

Ces trois raisons, nous pouvons les rassembler assez aisément en une seule : "dès lors qu'un Homme dispose du pouvoir pour agir sur un autre Homme (ou d'autres), même indirectement, il se doit d'interroger le sens de son action, ses finalités, les processus et les produits de ses actions et … la valeur des savoirs mobilisés et/ou produits".

C'est; je crois, la démarche profonde et audacieuse que Martine Beauvais tente de concevoir de manière pertinente, intelligente et sans dénis, avec l'obstinée rigueur qu'on peut lui reconnaître.

Cet ouvrage arrive à point nommé. Contrairement à beau-coup d'autres, il n'apporte pas de réponses, ni de techniques, pas plus de méthodes toutes faites qu'il serait bon d'appliquer pour résoudre tel ou tel problème. Ce n'est ni un manuel, ni un recueil de "prêt-à-penser" ; c'est une production susceptible d'aider à la transformation des "génies" personnels (l'ingenium au sens de Vico) qu'ont à développer, au jour le jour, les enseignants-formateurs en recherche d'une certaine légitimité et, ainsi, de pratiques renouvelées. Le lecteur pourra, à la lumière de cet ouvrage, s'il le souhaite, penser et concevoir son système de légitimité de ce qu'il enseigne et de ce qu'il apprend. Et l'enjeu est de taille ! En effet, comment peut-on croire ou faire croire, par exemple, que telle ou telle méthode éducative serait la réponse à tous les problèmes : personnels, existentiels, groupaux, organisationnels… et qu'en l'appliquant (et en la consommant) on produirait le miracle (versus mirage) du fameux changement tant espéré ?

Face à la multiplicité foisonnante de ces pratiques plus ou mieux soucieuses de la valeur de leurs enseignements, la question de ce qui vaut d'être enseigné et transmis doit être posée d'urgence. D'autres auteurs abordent également cette question majeure. Nous pensons ici à J.-P. Le Goff (2002) et aux thèses qu'il avance concernant une pseudo-modernisation du management et de la formation en particulier, là où des nouvelles idéologies consisteraient à imposer des formes plus ou moins "totalitaires" sous l'habillage de pratiques et/ou des discours revendiquant… l'autonomie par exemple. Cela peut être d'autant plus inquiétant que leurs concepteurs agissent parfois par naïveté intellectuelle et qu'ils croient vraiment à la portée de ce qu'ils enseignent sans pour autant en évaluer les limites et parfois les risques pour l'apprenant.

Alors comment peut-on concevoir son propre système de légitimité ? Certes, la réponse est complexe mais si j'ai bien compris les propos de Martine Beauvais et bien que l'exercice soit risqué, il peut être construit autour de trois idées :

- la nécessaire complexification de la pensée,

- vers un niveau de "conscience plus intelligent"…,

-  pour des gains en lucidité et en autonomie.

 Nous n'allons pas revisiter l'ensemble impressionnant des systèmes d'idées mobilisés par l'auteur pour complexifier sa propre pensée tout en mobilisant plusieurs niveaux de con-naissances : épistémologiques, philosophiques, éthiques, à fins de décloisonnement des formes de savoirs. La complexité, c'est reconnaître que la pensée se construit comme un point de vue pris sur le "réel" qui nécessite un perpétuel travail de décadrage-recadrage pour maintenir "ouverte" une pensée qui tend parfois à se refermer et, ainsi, à devenir autoritaire donc excluante. La pensée qui se ferme risque de glisser vers la doctrine, ou l'idéologie, ou plus simplement vers l'application de la recette technico-pédagogique à faible valeur formative et, paradoxa-lement, sans que "l'auteur" de cette pensée en ait la moindre conscience (P.Ricoeur). La complexité, c'est d'abord ouvrir ses propres références pour… complexifier son regard.

        Mais cet exercice est difficile. Il réclame pour le sujet un niveau de conscience plus intelligent et plus aigu. Pour cela, il convient de créer des bruits et des perturbations susceptibles de favoriser chez l'apprenant, la mise en œuvre de processus d'élu-cidation progressifs. C'est ainsi, nous dit l'auteur, qu'elle a compris que l'on apprend davantage par ce qui relie que par ce qui sépare. Un savoir séparé et appris offrirait une portée plus restreinte qu'un savoir relié (la connaissance) et compris. Enseigner la compréhension,  comme nous le suggère E. Morin, passe aussi par la connaissance de la complexité humaine et de ses autoréférences. Enseigner consisterait d'abord à écouter pour comprendre ce qui fait l'autonomie relative de l'autre, c'est-à-dire de l'apprenant.

     Il est temps de reconnaître qu'on ne peut réduire le sujet-apprenant au seul projet qu'on a pour lui. Toute information et tout savoir ne peuvent prendre qu'une valeur relative et des sens multiples quand ils deviennent connaissances (savoirs reliés). L'Homme n'est pas une machine triviale et les métaphores de l'ordinateur parfois utilisées pour rendre compte de la cognition humaine peuvent se révéler dangereusement réductrices. Le vivant est et reste par nature non trivial ; c'est-à-dire que l'ordre cognitif produit ne relève pas seulement de l'ordre imposé (ou de l'information), mais il tient essentiellement de la modélisa-tion propre qu'en fait l'apprenant. En ce sens, la connaissance engage le sujet-connaissant et elle ne peut prendre de valeur en dehors de lui-même. Apprendre consiste alors pour l'apprenant à sélectionner l'information pertinente, adéquate, convenable, pour produire des formes nouvelles tout en gagnant en lucidité. Cela nous peut nous inviter à repenser la nature des cadres formatifs qui leur sont proposés. Tout dispositif organi-sationnel à caractère injonctif, prescriptif (fermé et rigide) présente le risque de devenir contre-productif, c'est-à-dire qu'il génère quasi-naturellement des effets contraires à ceux attendus (J.-P. Dupuy). Tout simplement par négation du principe fondamental de l'autonomie individuelle.

       Cet ouvrage ouvre des voies prometteuses. Les savoirs dont il est porteur nous aident à penser la formation, notre formation. Tout en étant porteur de multiples références déjà constituées, il nous laisse le soin de produire notre pensée et je crois que c'est précisément à ce point que se joue un enseignement de qualité. Mais si les savoirs constitués par un groupe social (plus large-ment par une société) doivent nécessairement être transmis, ce ne peut plus être sans s'interroger sur leur légitimité relative et pas seulement en organisant bien la leçon. Aider l'autre à apprendre de et par lui-même devient un enjeu éducatif majeur.

       De la rationalité du discours scientifique ou de l'action technicienne (ou de l'enseignement programmé des savoirs) qui sont les paradigmes des démarches rationnelles -le raisonné-, à cette anticipation de la cité des fins où se joue la responsabilité de l'action -le raisonnable-, le chemin est encore long, nous explique le philosophe Jean Ladrière. Le savoir "raisonné" prendrait sens pour autrui dans son rapport à des fins (à son telos, sa raison pratique) et "c'est dans le rapport à ses fins que la raison prend la forme du raisonnable".