La révolution de l'intelligence du corps

Note de lecture par FLEURANCE Philippe

 « Nous ‘comprenons’ d’autant mieux les vivants
que nous inventons et construisons des machines »,
P Valéry : Cahiers XIII, 617,



Si la normalité est souvent induite de l’étude de la morbidité, l’originalité de cet ouvrage est de pragmatiquement s’intéresser à la construction de systèmes artificiels intelligents (des robots « souples » c'est-à-dire faiblement couplé avec leur environnement) pour comprendre les organismes vivants dans leur complexité.
Cet  ouvrage s’inscrit dans la continuité des écrits précédents de Rolf Pfeifer, et dans une présentation par chapitres thématiques et une écriture accessible à un large public, ne requiert nullement d’être spécialiste du domaine pour saisir la teneur profonde des propos. Seulement d’être un lecteur intéressé à justifier l’observation – somme toute assez triviale – que « l’intelligence a besoin d’un corps pour interagir avec l’environnement, selon le contexte et l’instant ». Afin de comprendre le comportement intelligent chez les humains, les animaux ou les machines, les auteurs argumentent qu’il est nécessaire de tenir compte de leur mode de « construction » et d'intégration : « le comportement de tout système n'est pas simplement le résultat d'une structure de contrôle interne comme le système nerveux central. Le comportement d'un système est également affecté par la niche écologique dans laquelle le système est physiquement intégré, par sa morphologie (la forme de son corps et des membres, ainsi que le type et l'emplacement des capteurs et des effecteurs), et par les propriétés du matériau des éléments composant la morphologie ».
Les auteurs introduisent cette discussion en examinant la modélisation « classique » de la pensée humaine représentée - en robotique - par la « bonne vieille intelligence artificielle ». Certes, il faut reconnaitre certains succès à cette approche algorithmique et procédurale (au sens de l’écriture informatique), en particulier dans les capacités de diagnostic des systèmes experts et dans le pilotage centralisé de robots asservis ayant à effectuer des tâches industrielles dans des environnements stables, voire hyper stables. Mais est-ce à dire que cette modélisation assimilant la pensée humaine au calcul symbolique (en anglais : computer !) tel que l’effectue un système informatique, traite de l’ensemble de l’intelligence humaine comme les sciences cognitives de la première « révolution cognitive » l’affirment ? Faisant le constat que le corps est oublié, irrémédiablement séparé des mécanismes de l’intelligence, le titre de l’ouvrage « La révolution de l'intelligence du corps » nous apparait alors comme mettant en scène la contre révolution !

Où est l’action dans les sciences traitant de l’intelligence humaine ? Au delà des propositions Piagétiennes (p 128) concernant les processus d’adaptation (assimilation – accommodation), en assimilant l’esprit humain à la machine de Turing, i.e. à un système informatique dont les compétences computationnelles signifiraient l’intelligence humaine (pour en juger, on peut effectuer une simulation de la machine de Turing sur le site : http://www.turing.org.uk/turing/scrapbook/tmjava.html), les sciences de la cognition sont parvenues à une conception de la connaissance qui la rend indépendante des conditions biologiques (mais aussi, à nos yeux, historiques et sociales) de sa réalisation en tant qu’action intégrée et finalisée dans un environnement naturel.
En contrepoint donc, pour les auteurs « ... un système intelligent doit être en contact continu avec le monde physique pour agir et effectuer des tâches et (que) pour cela, il doit posséder un corps  ». Les auteurs argumentent alors dans cet ouvrage à l‘aide de multiples et judicieux exemples, un paradigme alternatif traitant de l’esprit prolongé (extended mind) et de la cognition encorporée (embodied cognition) pour penser la relation circulaire action - cognition et rejoignent (p 29) Francisco Varela lorsqu’il affirme que « Le cerveau n'est pas un ordinateur : on ne peut comprendre la cognition si l'on s'abstrait de son incarnation  ». Lors d’une conférence récente au Collège de France, Rolf Pfeifer a montré des robots comme le « marcheur dynamique passif », ou le robot danseur « stumpy » (et autres) qui sans contrôle centralisé – mais avec ce qu’il nomme un calcul morphologique – produisent des comportements adaptés. S’appuyant sur ces discussions conceptuelles, le domaine de la robotique souple est actuellement en pleine évolution (par exemple : Ezequiel Di Paolo, University of Sussex - Frédéric Kaplan et Pierre-Yves Oudeyer, École polytechnique fédérale de Lausanne et Inria Futur - Olivier Gapenne, Université de Technologie de Compiègne, - ....)
A l’heure où les artefacts d’imagerie cérébrale traitant du fonctionnement du cerveau en situation expérimentale servent d’argumentation pour expliquer la cognition, on peut regretter dans la partie introductive que les auteurs n’aident pas le lecteur à se repérer dans les différentes conceptions et publications traitant de la relation entre les processus cognitifs et les processus corporels en évoquant :
        i)la compréhension matérialiste des relations entre le cerveau et le mental qui argumente la thèse de l’identité forte entre états mentaux et états physiologiques en émettant l’hypothèse que l'objet mental est identifiable à l'état physique (cf. par exemple, Jean Pierre Changeux, 1983) et qui réactualise le vieux débat de la phrénologie concernant les localisations cérébrales) ;
       ii) la position « internaliste » et « fonctionnaliste » qui défend la thèse d’une identité faible entre états mentaux et états cérébraux, c'est-à-dire un « équivalent fonctionnel » (les fameuses représentations) affirmant ainsi l’autonomie de l’explication psychologique vis-à-vis de la neurophysiologie et qui est la position standard acceptée en sciences cognitives ;
     iii) au-delà de l’opposition classique entre la position internaliste/computationnaliste et celle de l’extériorité/écologique, l’émergence de paradigmes alternatifs de la cognition et du biologique qui affirme une relation dynamique, circulaire, un couplage opérationnel qui fait émerger, « énacter » un comportement adapté.

Les auteurs s’inscrivent dans cette troisième perspective, et ce faisant, abordent de manière aisément compréhensible des sujets traditionnellement délicats comme les relations « structure - fonction », « contrôle - émergence », ... en les envisageant dans une perspective non dualiste et constructiviste citant Paul Valéry (1920) : « L'organisation, la chose organisée, le produit de cette organisation et l'organisant sont inséparables. » et le paradigme de la complexité, citant l’ouvrage « Intelligence de la complexité » d’Edgar Morin et de Jean Louis Le Moigne (2001).
Prendre ensemble corps – esprit – monde ? ... « again » comme le dit un épistémologue des sciences cognitives (Andy Clark, 1997), le débat n’est pas sans enjeux : « ... ces théories cognitivistes de l'intelligence sont de facto vouées à l'échec car elles n'intègrent pas la contrainte physique sur laquelle les processus neuronaux sont construits » (p 17). Nous même avons, dans cet esprit, réinterrogé les visions par trop mentalistes de la préparation sportive et du coté de l’enseignement, il y aurait fort à faire pour prendre en compte ces considérations.


Rolf Pfeifer (http://www.rolfpfeifer.com) directeur du laboratoire d'intelligence artificielle de l'université de Zurich est l'auteur de i) Understanding Intelligence, écrit avec C. Scheier, (Cambridge, MIT Press, 1999) ; ii) How the Body Shapes the Way we Think: a New View of Intelligence, écrit avec Josh Bongard (Cambridge, MIT Press, 2007) ; iii) Designing Intelligence. Why Brains aren't Enough écrit avec Josh Bongard and Don Berry (e-book).
Alex Pitti est maître de conférences au laboratoire ETIS (http://www-etis.ensea.fr) unité de recherche mixte de l'université de Cergy-Pontoise, CNRS et ENSEA.