A quoi rêvent nos algorithmes

Note de lecture par BERGERE Jean-Marie

Ndlr:   Nous remercions la rédaction du journal en ligne Metis –Europe (Son projet : « Contribuer  au débat nécessaire que suscitent les mutations qui affectent le monde du travail en Europe ») et Jean Marie Bergère de nous autoriser à reprendre dans notre Cahier des Lectures,   la note de lecture sur l’ouvrage de  D Cardon « A quoi rêvent les algorithmes »  qu’il avait publié en  Mai 2016. Cet éclairage complète celui que Dominique Genelot nous a proposé il y a peu sur ce même ouvrage


Le livre de Dominique Cardon A Quoi rêvent les algorithmes est un livre politique. Il nous fait entrer dans la boîte noire des calculateurs, là où se nichent les algorithmes et leurs rêves. Omniprésents, nous les alimentons volontairement ou involontairement. Nos vies sont « à l'heure des big data ». Il nous faut apprendre à les domestiquer. Ces calculateurs s'appuient sur la « force des coopérations faibles » pour contribuer à la fabrication de formes inattendues d'actions collectives, pétitions en ligne, rassemblements festifs ou protestataires, réseaux sociaux, civic tech, microworking, crowdfunding, etc. Ils revendiquent des affinités avec la culture égalitaire, démocratique, sinon libertaire. Ils nous offrent souvent « le confort du guidage », leurs concepteurs semblent obnubilés par la figure de l'assistant personnel ou du concierge à l'ancienne. Ils ont aussi plus discrètement « entrepris de calculer la société par le bas » en multipliant les capteurs et les données. Ils prétendent ainsi donner toute leur chance aux plus méritants, sans considération des positions acquises. Il nous faut comprendre comment ils mesurent le mérite et pourquoi ces algorithmes contribuent à la redistribution des positions sociales vers les extrêmes et à la fabrication « des gagnants individualisés et des perdants invisibilités ». Populaire ou faisant autorité ? Pour illustrer le travail des algorithmes Dominique Cardon prend l'exemple des modalités d'élection en démocratie. Soit un pays - le Royaume Uni par exemple - où l'élection se joue selon le principe du scrutin uninominal majoritaire à un tour, et un autre - Israël par exemple - où elle est régie par un mode de scrutin à la proportionnelle intégrale. Dans un cas, les candidats comme les électeurs, se représentent leur société structurée par l'opposition de deux blocs qui ont vocation à gouverner en alternance. Dans l'autre elle apparaît émiettée et ne pouvoir être gouvernée que par des coalitions précaires et toujours différentes. La France, qui aime modifier régulièrement les règles électorales, sait parfaitement qu'elles façonnent les résultats. L'augmentation exponentielle du nombre de données recueillies dès que nous utilisons internet ou un service en ligne ne doit pas nous faire oublier qu'il n'y a pas de « vérité des chiffres » et que ce qui compte est ce que nous en faisons, ou plutôt ce que Google, Amazon, Facebook, Apple et quelques autres en font. Contrairement aux systèmes électoraux, le choix des algorithmes qui transforment des données brutes en résultat n'est ni public, ni discuté. C'est l'objet de ce livre. Dominique Cardon distingue quatre familles de calcul. La première mesure l'audience des sites et leur popularité. L'unité de compte est le « visiteur unique ». Cette mesure de la fréquentation intéresse principalement le marché publicitaire. Mais elle ne permet pas de qualifier ou de segmenter le public et ne dit rien de l'efficacité des messages. Google va imposer une autre méthode statistique. Plutôt que de classer les sites selon le nombre d'occurrence des mots clés faisant l'objet de la requête, les fondateurs de Google proposent de mesurer la force sociale du texte. L'algorithme du moteur de recherche enregistre les échanges entre internautes et considère que les liens hypertextes valent reconnaissance d'une autorité. Qu'un site dise du bien ou du mal d'un autre n'est pas la question, ce qui importe c'est qu'il ait jugé nécessaire de le citer. Il en fait alors une référence qui mérite d'être en bonne place en haut de la liste des sites à consulter. Il y a un acte de foi dans la sagesse des foules, dans l'intelligence collective si vous préférez, et aussi un formidable marché pour les stratèges du référencement qui jouent au jeu du chat et de la souris avec les concepteurs de l'algorithme. Les réseaux sociaux proposent une autre méthode de classement. Ce n'est plus l'audience ni l'autorité qui comptent, c'est votre réputation évaluée à l'aune de votre nombre d'amis ou de followers. Facebook, Twitter et quelques autres mesurent votre pouvoir d'influence, le nombre de personnes que vous connaissez, le nombre de personnes qui vous connaissent, vous like et vous retweet.ez « Façonner sa réputation, animer sa communauté d'admirateurs ou anticiper la viralité de ses messages constitue un savoir-faire valorisé ». Les statistiques plutôt que l'intelligence La quatrième famille de calcul numérique est plus ambitieuse et plus discrète. Elle se « glisse sous le web ». L'algorithme enregistre les traces de tout ce que font les internautes puis « de façon probabiliste, il soupçonne qu'une personne pourrait faire telle ou telle chose qu'elle n'a pas encore faite, parce que celles qui lui ressemblent l'ont, elles, déjà faite ». Le futur de l'internaute est prédit par le passé de ceux qui lui ressemblent. Il suffit de collecter le plus massivement possible les traces de ses navigations sans considération pour ses déclarations d'intention. Des régies publicitaires très prospères et très discrètes (Axciom, BlueKai, Weborame, eXelate, ...) peuvent ensuite envoyer des publicités ciblées sur les sites visités par l'internaute. En signant d'une croix distraite les CGU (conditions générales d'utilisation) il a accepté l'enregistrement et l'usage des traces que ses visites laissent à son insu. Il pourra toujours déclarer qu'il apprécie par dessus tout la programmation de la chaîne culturelle ARTE, la machine ne retiendra que son assiduité réelle. Ces algorithmes ont tiré les leçons des échecs précédents en matière d'intelligence artificielle. Il ne s'agit plus de doter des automates de règles censées être celles des raisonnements humains. Incapables de s'adapter à l'infinie variété des situations, ces machines se révélaient rapidement tout à fait idiotes. Leurs concepteurs ont « abandonné l'ambition de faire des machines intelligentes. Ils préfèrent les rendre statistiques ». Elles comptabilisent massivement les effets de leurs opérations et en déduisent leurs propres règles. Ce sont des micro-règles, elles nous échappent. Elles établissent des corrélations sans se préoccuper de donner une explication aux phénomènes ou aux comportements. Peu importe les causes. Un des gourous de la Silicon Valley a annoncé la « fin de la théorie ». « Avec assez de données, les chiffres parlent d'eux-mêmes ». On peut faire l'économie des sciences humaines et sociales. Toutes les catégorisations sociologiques ou politiques qui permettent à une société de se comprendre et de se représenter, tous les médias, corps intermédiaires et institutions qui lui permettent d'être gouvernés, sont par avance disqualifiés. Passer en mode manuel Ces modes de calcul pistent l'individu et lui seul. Le caractère régulier et routinier du comportement des utilisateurs est l'hypothèse décisive de ceux qui développent ces calculateurs. « Le probable préempte le possible ». A ce jeu là les plus en vue raflent toute la mise. Loin de contribuer à l'égalité entre tous les utilisateurs, les multiples classements et palmarès se renforcent les uns les autres, 1 % d'entre eux accaparent 90 % de la visibilité. Dans ce monde-là aussi on ne prête qu'aux riches et « nos sociétés sont en train d'oublier la moyenne ». Mais Dominique Cardon refuse le manichéisme du combat entre technophiles et technophobes. Il pose une question qui n'a pas de réponse simple : « Est-ce que les algorithmes marchent parce que les individus sont réguliers, ou les prescriptions des algorithmes les rendent-ils réguliers ? ». Nous n'avons pas attendu Facebook et Twitter pour nous informer auprès de ceux qui pensent plutôt comme nous, ni pour faire des choix prévisibles pour qui nous connaît un peu. La consanguinité et le déterminisme social ont bien d'autres motifs. Deezer fait la différence entre un mélomane aux goûts musicaux variés, attestés par ses écoutes passées, à qui il proposera des univers musicaux différents sans se préoccuper de leur audience, et un utilisateur qui écoute les chansons qui ont les meilleures ventes et à qui il proposera les titres les plus mainstream. Big data ou pas, nous sommes renvoyés à nous-mêmes. « L'enjeu politique que posent les nouvelles boîtes noires du calcul algorithmique est celui de la capacité à les débrayer et à passer en manuel ». Le livre de Dominique Cardon nous y invite et nous y aide.