POUR UNE POLITIQUE DE CIVILISATION

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

En achevant ma lecture d"'une politique de civilisation", j'ai remis sur ma table trois autres essais d'Edgar Morin et de certains de ses complices : l'oeuvre ainsi se lit mieux dans son contexte, ou plutôt dans son histoire. Ce n'est pas - ou pas seulement - une bouteille à la mer que retrouvera peut-être l'historien du futur s'étonnant que l'on ait su, en 1997, que "l'on avait... acquis un savoir inappréciable qui nous délivre de tant d'illusions : l'aventure est inconnue" (p. 247). Comment, le sachant, ou pouvant le savoir, les contemporains l'ont-ils ignoré ?, s'interrogera-t-il peut-être, si nous prétendons longtemps encore ne pas nous engager dans l'aventure, sous le prétexte rationnel que l'issue en est inconnue, donc risquée ?

Ce "savoir inappréciable qui nous délivre de tant d'illusion peut sans doute être exploré dans cette "véritable mine de concepts (pour) I'élaboration de la pensée du futur" que constituent les tomes successifs de "La Méthode", nous dit Sami Nair (p. 91). Mais nous préférerons souvent nous servir, fût-ce de façon brouillonne et tâtonnante, de quelque-suns de ces concepts, dans les situations que nous rencontrons aujourd'hui, plutôt que d'explorer studieusement cette quasi inépuisable mine des concepts : à quoi servirait-il de se promener dans ces galeries si nous ne remontions jamais à la surface ? C'est pour cela que j'ai repris, avec un vif intérêt, la lecture des ouvrages qui révèlent la progressive genèse de "la politique de civilisation" : L'expression "politique de civilisation" s'est imposée à moi au début des années 80...", nous rappelle E. Morin (p. 137). Autrementdit, lorsqu'il écrivait "Pour sortir du vingtième siècle" (Nathan, 1981), : "pour regarder correctement le monde, il faut savoir nous regarder nous-mêmes regardant le monde", et i1 n'existe nulle part une recette pour bien penser... seulement des méthodes qui aident chacun à penser par soi-même". Dix ans après, au terme de cette "formidable embardée historique commencée en 1914, qui s'achève en 1990", le vingtième siècle donc, Edgar Morin s'interrogeait avec G. Bocchi et M. Ceruti, sur la possible sortie de cet "âge de fer planétaire... préhistoire de l'esprit humain" par "Un nouveau commencement" (Seuil,1991) : "réapprendre à voir, à concevoir, à penser, à agir. Nous ne connaissons pas le chemin, mais nous savons que le chemin se fait dans la marche". Puis en 1993, (avec A.B. Kern), ce "nouveau commencement" s'exprimait par "la prise de conscience de la communauté du destin terrestre" des humains sur leur planète : ce fut "Terre Patrie" (Seuil, 1993) : "Nous sommes solidaires dans et de cette planète". Cette solidarité va-telle s'exprimer par le soudain développement d'une économie se mondialisant, enthousiasmant les uns et effrayant les autres ? Les dialogues que développent E. Morinet S. Nair, dans le sympathique désordre d'une conversation, vont nous permettre à "réapprendre à voir et à concevoir" cette affolante et soudaine mondialisation : "Ne peut-on reconsidérer notre monde en fonction de la finalité politique majeure qui est de faire de nous des êtres civiques -et civilisés (p. 10)... Nous pouvons concevoir... I'auto-organisation et l'auto-production... Nous pouvons comprendre que l'individu comme la société humaine sont des machines non triviales, capables d'actes inattendus et créateurs"(p. 12). La "politique de civilisation" que les citoyens peuvent concevoir et faire méditer à leurs politiques et à leurs experts est une politique tâtonnante d'invention de possibles, qui substitue le pari à l'évidence du calcul et la stratégie au programme promis ; une politique qui retrouve "la compréhension de la vie, des souffrances, des détresses, des besoins non quantifiables" (p. 21), et qui assume les deux grands défis de 1'aventure humaine sur la Terre-Patrie : "celui de la complexité et celui de l'incertitude" (p. 23). Edgar Morin reprend ici un peu plus longuement une des thèses importantes qu'il lançait ces dernières années, celle de la conception de "l'Ecologie de l'action" dans laquelle s'inscrit toute politique. Peut-être de façon un peu trop dispersée, dans l'entraînement des arguments que suscite cette conversation auto-organisante sur la "Politique de civilisation" (je note quelques repères, en espérant que quelques lecteurs tresseront ces brins en une reliance qui active l'intelligence dans l'action : pp. : 13, 27, 31, 173, 181...). Il faudra, je crois retravailler cette conception renouvelante de l'écologie humaine, qui associe "l'écologie des liens" (J. Miermont, ESF, 1993) et "l'écologie des idées" (E. Morin,Seuil, 1991) à 1'écologie de la planète, pour éclairer une "écologie de 1'intelligence politique" qu'appelle "aventure infinie, aventure inconnue" dans laquelle nous nous reconnaissons, solidairement, fraternellement, engagés.

J.L. Le Moigne.