LE PARADIGME DE LA COMPLEXITE ET LA SOCIOLOGIE

Note de lecture par CATHELIN Annie

Sur la possibilité de reliance entre

Pensée du complexe et Science des systèmes complexes adaptatifs

 

            Après avoir fait un rappel des grandes lignes du paradigme de la complexité, et avoir redéfini ce qu'est un paradigme, tout à la fois une philosophie et une pratique, un cadre de pensée englobant l'ensemble du système socioculturel - « une matrice noologique générale d'un système social [1]» -, Alvaro Malaina se propose de montrer de quelle manière la sociologie s'intègre à ce cadre épistémologique. Il envisage toutefois  des limites à l'approche sociologique complexe, notamment la difficulté à modéliser les systèmes anthropo-sociaux,  dans la mesure où cette modélisation ne prend pas en compte la question du sens  et n'intègre pas le sujet observateur, doué de conscience et producteur de sens.  « Les modèles de systèmes sociaux complexes opèrent à partir d' « agents » qui suivent exclusivement des mécanismes behavioristes dont le sens est exclu et où le mécanisme exclusif  créateur de complexité est l'adaptation [2]».

 

            Dans un premier chapitre l'auteur met en parallèle les deux paradigmes en cours dans nos sociétés, le paradigme de simplification et le paradigme de complexité, précisant toutefois que « le paradigme de complexité  ne s'oppose pas au paradigme de simplification, il le complémente et le complète [3]». Pour lui, la sociologie positiviste, à la manière de Emile Durkheim, en traitant les faits sociaux « comme des choses », s'inscrit dans le paradigme de simplification. En chosifiant la réalité sociale, elle contribue à figer l'ordre social et à le justifier. A cette démarche, Alvaro Malaina oppose une sociologie « nomade », critique qui rétablit le sujet au sein du système social et par là réintroduit la possibilité du changement et de l'imprévisible. Dans cette perspective, des penseurs, comme Edgar Morin, Jesus Ibañez, et  Anthony Wilden par leur méta-regard sur la société capitaliste, société qui réduit ses membres à n'être que des individus et non des sujets, sont révolutionnaires à leur manière : « Ils sont utopiques et ils déplacent leur regard vers le futur des possibilités tandis que le système tente de les réduire au présent de sa domination . C'est cette condition d'éléments arrachés qui prennent conscience de la structure et du système qui joint Morin, Wilden et Ibanez... Le système peut alors se révolutionner  et changer ses structures... [4]» Par delà leurs différences (E. Morin cherche à articuler la science anthropo-sociale  et la science de la nature ; J. Ibañez, dans une perspective dialectique, lie le savoir et l'action ; A.Wilden, à travers son analyse de l'oppression, s'intéresse au contexte, à l'éco-système), ces trois auteurs se rejoignent dans leur démarche  phénoménologique qui cherche à « approcher asymptotiquement la réalité en fuite permanente [5]».

            Cette réalité, celle des systèmes anthropo-sociaux, a la particularité d'être constituée d'éléments hypercomplexes, les sujets humains, à la fois producteurs de sens et  effets du sens :  le sens qui est à la fois signification de l'action et orientation du choix des possibles, est le cadre de toute action et de toute transformation des systèmes. En tant que  systèmes communicationnels auto-écoorganisés impliquant des objectifs, des valeurs et des codes, et systèmes d'action sur l'homme et sur la nature -à la fois producteurs d'information et producteurs de biens matériels-,  les systèmes anthropo-sociaux évoluent de manière imprévisible et par là même, difficilement prédictible. Dans l'étude de ces systèmes il convient donc de redonner toute sa place au sujet qui avait été mis de côté par l'analyse structurale et qui n'est pas pris en compte par les modèles scientifiques actuels du type de l'automate cellulaire. Dans ces modèles, en effet, « la complexité successive ne serait que le résultat de la sélection des optimums dans un processus d'adaptation permanente...La conscience est absente du processus [6]».

 

            Pour étayer son propos et montrer l'importance de la prise en compte du sujet en sciences humaines, A. Malaina se réfère aux auteurs précédemment cités et précise son approche du sujet social. En référence  à Edgar Morin, il montre comment  tout être vivant est « sujet » en ce qu'il « se situe au centre de son monde en se séparant des autres êtres : ego se sépare d'alter en s'auto-centrant [7]». Il précise que le concept de sujet est un macro-concept qui regroupe l'idée  d'ego-auto-centrisme, d'ego-auto-référence et d'ego-auto-finalité. Avec l'émergence de la conscience de soi,  l'être humain par ses capacités de réflexivité, apparaît comme l'être vivant le plus avancé dans la chaîne de l'évolution.  Cependant, en tant qu 'élément d'un système social[8], il se trouve dans une relation paradoxale, complémentaire et antagoniste avec la société dans laquelle il vit.  Assujetti à des normes et des interdits il se construit dans l'échange et le conflit avec la société.

 

            Jesus Ibañez, quant à lui,  considère que l'ordre symbolique définissant la place de chacun dans les relations sociales, préexiste au sujet[9]. Avec le temps l'ordre symbolique évolue et par là-même la structure du sujet. Cet auteur met toutefois en avant les capacités de réflexivité du sujet qui font de lui un « opérateur du changement social ». « La principale faculté du sujet serait celle de l'observation, et, plus exactement, de l'auto-observation [10]». Pour lui, la société elle-même apparaît comme un sujet réflexif qui se pense à travers ses penseurs et  s'auto-transforme.

 

            Anthony Wilden distingue le sujet de connaissance analogique et le sujet de connaissance digitale. Ce dernier est l'individu atomisé de la société capitaliste occidentale, celui qui sépare corps et esprit, raison et émotion, moi et l'autre. Il est un sujet tronqué, amputé. En réalité « le sujet n'est pas une entité statique, mais une entité dynamique, une activité, l'être est inséparable du faire, l'être n'est pas une identité mais un devenir [11]».

 

            Alvaro Malaina introduit pour finir, le point de vue de Cornelius Castoriadis pour qui « le sujet n'est pas une substance, mais un projet, un projet qui se nourrit de sens, qui crée du sens [12]». La société, de même que le sujet individuel, est douée de réflexivité et de volonté. Elle peut avoir conscience d'elle-même et avoir une activité délibérée pour s'auto-transformer.

                       

            Tous ces auteurs s'accordent  sur  l'idée que le sujet humain est  à la fois libre et déterminé, pris dans un ordre social qu'il peut modifier. L'ordre social apparaît comme un réseau de « parcours prescrits et proscrits », inscrits dans des textes, des codes et des discours qui vont orienter l'action sociale. Cet ordre constitue la structure du système social à un moment donné. Le système peut évoluer lorsqu'il est capable de réécrire ses codes, de transformer du bruit, ce désordre incompréhensible pour le système, en information c'est-à-dire en ordre utilisable. A la différence des systèmes biologiques qui ne font que « lire » les codes existants, les systèmes anthropo-sociaux sont capables d' « écrire » de nouveaux codes. A. Malaina donne des exemples de ces textes et de ces codes, tels que les textes religieux, les textes juridiques, les textes publicitaires. Ces textes contribuent à définir le système mais aussi l'écosystème (tout ce qui ne rentre pas dans la définition du système). Se référant à J. Ibañez et A. Wilden, il montre comment le système peut se refermer sur lui-même, ce qui entraîne la répression des sujets et par là sa propre destruction. Le système peut au contraire s'auto-réorganiser grâce à ses capacités de créativité et de mise en question des pouvoirs en son sein.

 

             A. Malaina tire des conclusions sur les processus de changements sociaux, qu'il  envisage  comme l'émergence de la nouveauté à partir du même, problématique au cœur du paradigme de la complexité. La morphogenèse sociale « pourrait se décomposer en deux moments successifs : un moment de crise....et un moment d'événement..[13]», la crise étant un blocage de la circulation de l'énergie et de l'information, l'événement étant un moment d'émergence d'un nouveau flux d'énergie ou d'information. L'événement par excellence est la révolution qui peut changer la structure du système. «Nous devons  toujours concevoir la morphogenèse révolutionnaire comme changement de la structure, de la forme, du code, du texte, qui régissent le système  [14]». Cet événement est création c'est-à-dire production de structures nouvelles ; si cette création répond à une intentionnalité, son résultat n'en est pas pour autant prévisible. En cela la morphogenèse sociale, comme objet d'étude, et l'analyse de ces processus sociaux, s'inscrivent bien dans le paradigme de la complexité, ce qu'entreprend de monter l'auteur : « L'événement morphogénétique s'identifie donc avec l'émergence de structures globales macroscopiques décrites par les théories de la complexité [15]».

 

            L'objectif d'Alvaro Malaina, dans cet ouvrage, est de mettre en parallèle le modèle qualitatif et philosophique de la morphogenèse sociale et les modèles quantitatifs / scientifiques, à la fois pour montrer l'intérêt d'un couplage pensée du complexe / science des systèmes complexes, paradigme de la complexité / paradigme de simplification, dans l'étude des phénomènes sociaux, mais aussi pour  mettre en évidence les limites de l'approche complexe en sociologie. D'une manière générale, la posture épistémologique de la complexité considère « qu'il y a une réalité "extérieure", mais qu'il ne s'agit pas de la réalité "connue", qui est une réalité toujours médiatisée par le symbole, et, plus exactement par la structure cérébrale et cognitive humaine[16] ». Ce point de vue sur les choses, a plusieurs conséquences en sociologie : d'une part, pour saisir au plus près l'activité sociale, l'approche disciplinaire paraît insuffisante car « le réel ne peut pas être morcelé en "objets" séparés et distincts [17]», et le travail de recherche dans la transdisciplinarité s'impose. D'autre part  le principe de  non-séparabilité du sujet et de l'objet particulièrement repérable en science sociale (le sujet observateur vivant au sein de la société qu'il observe),  implique que la cybernétique sociale soit une cybernétique de second ordre (une cybernétique des systèmes observants, prenant en compte l'observateur et ses objectifs) couplée à une cybernétique de premier ordre, prenant en compte l'objet construit de l'observation. Par ailleurs, cette posture épistémologique a aussi comme conséquence d'introduire « un nouveau mode d'agir », une nouvelle éthique : « L'éthique complexe, c'est l'éthique de la reliance »[18]. La nécessaire reliance de l'homme avec l'homme et de l'homme avec la nature, devrait conduire à un changement du système anthropo-social actuel qui la met en question et la détruit.  Il semble  que notre système (capitaliste occidental)  n'ait que deux options de changement,   l'extinction ou  la révolution, sans qu'il soit possible d'en prédire le résultat. Le sociologue a un rôle à jouer dans cette nécessaire transformation. En tant qu'il fait partie de la société, il ne peut conserver  une position de neutralité axiologique : «  Le sociologue-sujet doit agir pour favoriser le changement de la société-objet vers des stades plus salutaires pour le système dans son ensemble[19] ».

 

            Le dernier chapitre de l'ouvrage s'interroge sur la possibilité de reliance entre pensée du complexe et science des systèmes complexes adaptatifs. Cette dernière se veut une approche objective qui met l'accent sur l'adaptation comme critère de transformation des systèmes, qui travaille à  la modélisation des systèmes  et la simulation de leur fonctionnement, et qui entreprend de rechercher une loi « ultime » de  la complexité et de l'auto-organisation (elle sous-entend que tout serait algorithmisable). Alvaro Malaina critique cette position dont les présupposés philosophiques se rapprochent de ceux de la science « classique ». Il craint en effet que les modélisations proposées ne procèdent à des simplifications et des abstractions en contradiction avec la pensée complexe : « La modélisation cherche le "squelette" des logiques organisationnelles des systèmes naturels [20]». Donnant plusieurs exemples de modélisations de l'activité sociale, -entre autres les automates cellulaires, les modèles de Sociétés Artificielles, le modèle d'Axelrod (qui cherche à comprendre l'émergence d'une culture partagée à partir des phénomènes d'influence réciproque entre agents)-, il note que ces modèles ne prennent pas  en  compte  la structure des systèmes sociaux, qu'ils raisonnent de manière behavioriste en terme  de comportements et en terme d'interrelations entre agents, et ne tiennent pas compte de l'existence de pouvoirs visibles ou invisible, conscients ou inconscients ni des relations asymétriques d'inégalité sociale faisant partie des conditions initiales des systèmes : « Dans ces modèles qui priorisent la recherche de l'optimisation émergente de solutions aux problèmes, non seulement la signification du vivant est exclue, mais également le "sens" du social et de l'humain[21] ». Ces modèles sont incapables de modéliser l'exploitation de l'homme par l'homme et encore moins de modéliser la révolution, ce changement morphogénétique « au bord du chaos ». Ils sont au service d'un « néo-positivisme conservateur » qui n'invite  pas à l'engagement du sociologue dans les processus de changement social.

 

            Malgré ses critiques A. Malaina considère que la modélisation garde un intérêt  parce qu'elle permet de simuler en laboratoire ce qui ne peut être expérimenté sur le terrain et qu'elle permet de cerner la part objective des systèmes anthropo-sociaux. Il est cependant nécessaire de réintroduire dans cette modélisation la part subjective, « la réflexivité philosophique du sujet modélisateur »[22]. Un méta-chemin reste à trouver qui réunisse l'approche scientifique et l'approche philosophique, qui fournisse à la fois des modèles et une « vision du monde ». « Les modèles scientifiques de la science des systèmes complexes doivent s'intégrer dans la vision du monde de la pensée complexe, le niveau méthodologique doit s'intégrer dans le niveau épistémologique [23]». Ces considérations d'ordre général, s'appliquent tout particulièrement à la sociologie.

           



[1]Alvaro MALAINA, Le Paradigme de la complexité et la sociologie, p. 16

[2]Ibidem, p. 21

[3]Ibidem, p. 25

[4]Ibidem, p.32

[5]Ibidem, p.46

[6]Alvaro MALAINA, op.cit.p.43

[7]Ibidem, p.63

[8]« Au sein de toute société, chaque individu est à la fois un sujet égocentrique et un moment / élément d'un tout sociocentrique » . Edgar MORIN, la Méthode V, Paris : Seuil, 2001, p.190

[9]« Le sujet est l'effet, et non pas la cause, de l'ordre symbolique ». Jesus IBANEZ, El regreso del sujeto. La investigacion social de segundo orden , Madrid : SigloXXI, 1994, p.68

[10]Alvaro MALAINA, op.cit.p.66

[11]Ibidem, p.69

[12]Alvaro MALAINA, op.cit.p.70

[13]Ibidem, p.99

[14]Ibidem, p.101

[15]Ibidem, p.104

[16]Ibidem, p.113

[17]Ibidem, p.115

[18]A. Malaina, op.cit.p. 121

[19]Ibidem, p. 124

[20]Ibidem, p. 153

[21]Ibidem, p. 164

[22]Ibidem, p. 175

[23]A. Malaina, op.cit.p.185