Le nouvel esprit psychiatrique ; métamorphose et développement de la psychiatrie clinique

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

La psychiatrie symbolise peut-être un des plus prodigieux défis que l'humanité se soit posé à elle-même : comment intervenir "en raison gardant"... sur les troubles de la raison ? Défi à la raison, ce bien commun le mieux partagé, que pendant longtemps les scientifiques n'osèrent guère relever : le risque était trop grand de rendre visible l'inculture épistémologique de ces observateurs-expérimentateurs qu'on appelle ici des cliniciens. Il aurait fallu confesser que "l'on ne savait pas". Mais pouvait-on rester toujours indifférent à la souffrance insupportable suscitée par les multiples formes de psychopathie ? En lui donnant un nom de maladie, ne devenait-elle pas plus tolérable ? La désignation entraînait pragmatiquement la prescription : "si maladie, alors médecin". C'est ainsi que les psychiatres furent médecins ou que des médecins se spécialisèrent en psychiatrie. Le mot était lâché : en spécialisant ce que nous percevons comme le plus universel de l'humanité, la psyché, la médecine proposait à la science une nouvelle sous-discipline. Il lui restait à conquérir lentement ses brevets de scientificité sérieuse. Ce ne fut pas (et ce n'est toujours pas !) une mince affaire. Contre "le charlatanisme de la psychanalyse" les fauves furent tôt lâchés,... et les premiers psychiatres pour se protoger, veillèrent à subdiviser par sous-catégories, en psychoses et névroses diverses. Si vous n'êtes pas psychiatre, vous découvrirez dans le livre du Dr Marchais, un "DSM III" qui vous intriguera... jusqu'à ce que vous arriviez à la bibliographie la 3e édition du "Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder", 1980, semble aujourd'hui la bible de référence de cette catégonsation... pardon : de cette nosologie !). En enfermant la psychiatrie dans une discipline si spécialisée qu'elle semble pouvoir se fermer sur elle-même, la science... et les psychiatres enfermaient les connaissances qu'ils tentaient de produire dans une boîte étanche et close que G. Bachelard désignait comme celle de "l'épistémologie cartésienne". Il ajoutait, avec une pointe d'humour : "La certitude de la possession enfermée dans unc cassette à trois dimensions, close de toute part, appelle une psychanalyse", in "Le rationalisme appliqué", PUF, 1949, p. 61 ; prescription qui, appliquée aujourd'hui, engorgerait les cabinets des psychanalystes !!...

Sans doute est-ce par réaction pragmatique contre les effets pervers, et trop souvent dissimulés, de cet enfermement disciplinaire de la psychiatrie, que le Dr P. Marchais a lu et relu "Le Nouvel Esprit Scientifique" et son appel à une "épistémologie non cartésienne" que lançait G. Bachelard il y a 60 ans... Méditant sur les mille questions épistémologiques que lui valait sa riche expérience de clinicien, il cherche passionnément à les ré-ouvrir : bien sûr pour des raisons d'ordre humanitaire et éthique, mais aussi pour des raisons d'ordre plus technique et méthodologique : les conditions de production des connaissances dans les champs de la psychiatrie clinique changent (langage, méthodes de raisonnement, condidons d'observation, perspectives d'étude, contexte bio-anthropo-culturel...). En praticien, il cherche plus volontiers de nouvelles réponses méthodologiques que de nouvelles théorisations des connaissances ainsi produites. Le "nouvel esprit psychiatrique" qu'il va prôner doit être délibérément interdisciplinaire, mais avec une compréhensible modestie : quelles méthodes la psychiatrie peut-elle demander aux autres disciplines pour mieux "s'ouvrir" ?... La question reciproque, qui légitimerait une véritable interdisciplinarité, ne sera traitée que de façon implicite : que sont les contribudons de l'expérience acquise par la "nouvelle psychiatrie" aux autres disciplines et à leur commune construction épistémologique ? Modestie tactiquement sans doute justifiable, mais à laquelle il ne faudrait sans doute pas se résigner longtemps : nous avons tous tant besoin des fruits de la méditation épistémique des sciences de la psyché sur leurs propres quêtes ; n'affrontent-elles pas les paroxysmes de la complexité concevable ? Et les premières contributions des psychiatres et psychothérapeutes s'appuyant sur les explorations systémiques pionnières de G. Bateson et de quelques autres restaurateurs des épistémologies systémiques etgénétiques, nous confirment dans le sentiment de la "faisabilité" de l'exercice. Quelle que soit notre discipline d'origine, nous sommes toujours enrichis par les commentaires épistémologiques qui exsudent de Un et un font trois" (1991) du Dr P. Caillé, ou de "L'écologie des liens" (1993) et de "L'homme autonome" (1995) du Dr J. Miermont.

Faisabilité que "le nouvel esprit psychiatrique" n'infirme pas, mais qu'il ne met peut-être pas assez en valeur. Ce n'est pas parce que les modèles de la théorie des catastrophes ou de la logique du flou furent développés par des scientifiqucs plus réputés devant les académies que ne l'est le plus réputé des psychiatres, que ces modèles peuvent s'avérer pertinents pour la modélisation et l'interprétation d'un trouble mental. Leur éventuelle pertinence tient ici à la méditation épistémologique qui les supporte : quelle est la nature de la connaissance ainsi présentée, et que sont ses conditions d'interprétation. A trop privilégier le méthodologique sur l'épistémologique, on risque de voir sa discipline réduite à un statut d'application, voire ancillaire : on "applique" des connaissances faites ailleurs" sans avoir la possibilité de critiquer leur légitimité.

Une riche expérience clinique et une non moins riche culture scientifique (la bibliographie en témoigne) permettent au "nouvel esprit psychiatrique" de ne pas succomber à ces tentations. Mais peut-être ne met-il pas assez en garde son lecteur ? Cette incomplétude tient peut-être au fait que le Dr P. Marchais ait dû constituer pour lui-même des "fondements de l'étude systémale en psychiatrie", n'ayant pas rencontré en temps utile les fondements de la modélisation systémique qu'il recherchait pour assurer sa réflexion sur le caractére interdisciplinaire de la psychiatrie. En fondant "la méthode systémale sur les notions d'ensemble" (p. 192), il risquait peut-être trop de perdre les caractéristiques proprement "systémiques" dont il avait besoin (processus, morphogenèse, téléologie, irréversibilité, récursivité...) pour rendre compte des complexes phénomènes psychiques. Mais en même temps, guidé par sa grande expérience clinique, il identifiait la pentinence des multiples formes de raisonnement dialectique (qu'il reconnait en particulier dans les travaux de J.B. Grize sur "la logique naturelle" qui l'ont beaucoup inspiré). Ce qui lui permet de proposer une interprétation herméneutique de la psychiatrie (p. 210) qui s'avère trés suggestive, s'exprimant par des modèles d'auto-organisation (p. 221) : ainsi suggère-t-il, peut-être trop prudemment, peut-être par sage tactique, de développer un nouvel esprit psychiatrique qui "s'avère non pas en rupture avec les connaissances habituelles, mais en dépassement qui ne les rejette pas et les contient..." (p. 226).

"Le nouvel esprit psychiatrique" ne constitue-t-il pas un de ces importants signes du temps, que nous annonçait Jean Piaget en 1967 : "Le fait nouveau, et de conséquence incalculable pour l'avenir, est que la réflexion épistémologique surgit de plus en plus à l'intérieur méme des sciences... La critique épistémologique cesse de constituer une simple réflexion sur la science : elle devient alors instrument du progrès scientifique en tant qu'organisation intérieure des fondements... élaborée par ceux-là mémes qui utiliseront ces fondements..." (Encyclopédie Pléiade, p. 51).

JLM.