Models of Bounded Rationality", vol. III (Empirically grounded economic reason)

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Ne peut-on prendre le risque d'un pari symbolique ? L'historien des sciences qui, dans un siècle ou deux, évoquera la discipline scientifique appelée "science économique" ne dira-t-il pas qu'il s'agissait d'une "pseudo-science", comme l'historien des sciences contemporaines dit de "la phrénologie" développée, enseignée et largement diffusée au XIXe siècle, qu'elle apparaît au XXe comme une "pseudo-science" ? L'historien contemporain observe que Hegel avait, sans peine, souligné alors l'inanité épistémologique de la phrénologie qui s'imposait pourtant dans les académies, grâce aux concours diligents des premiers positivistes entra"nés par A. Comte. L'historien du XXIIe siècle pourra, à son tour, observer qu'un éminent scientifique du XXe siècle avait lui aussi, clamé de son vivant que la plupart des enseignements délivrés par la science économique d'alors était souvent "pseudo-science" et n'étaient guère scientifiquement fondé, tant sont rares et pauvres les caractéristiques empiriques qui pourraient légitimer ses spéculations théoriques. Mais les contemporains de la Phrénologie n'écoutaient guère Hegel, et les experts phrénologues pouvaient sévir impunément auprès des tribunaux ("les bosses de votre crâne prouvent que vous êtes un accusé non récupérable et donc certainement délinquant" : le "délit de facies" s'imposait déjà, mais au nom d'une (pseudo)-science !). De même les contemporains de la science économique enseignée au XXe siècle n'écoutent ni ne lisent guère H.A. Simon, en France en particulier ! Pourtant, si Hegel avait haussé les épaules, et s'était occupé d'autre chose, on ne peut faire le même procès à H.A. Simon. Avec une ténacité tranquille, il veille, sans se lasser, à montrer et à argumenter, article après article, depuis cinquante ans que l'"état de la science économique" mérite vraiment un diagnostic sérieux, et à proposer et à illustrer quelques prescriptions tant épistémiques que théoriques, tant méthodologiques qu'empiriques. Et ses propos sont si convaincants pour le lecteur de bonne foi, qu'on se demande pourquoi tant d'économistes "ont des yeux et ne savent pas voir" ! La réponse bien sûr est tentante : l'économiste recherche les gratifications académiques plutôt que la compréhension de la complexité des phénomènes socio-économiques ! Et comme les académies bénéficient de l'inculture épistémique des citoyens qui les élisent, elles ne sont guère incitées à remettre en question les dogmes (ou les paradigmes) qui les légitiment. Sans doute, comme pour la phrénologie, laissant enfin au XXe siècle la place à la psychologie expérimentale, viendra un jour où une "nouvelle-nouvelle ("new-new") économie institutionnelle" (p. 204) se formera dans nos cultures scientifiques : ... ce sera au XXIe siècle ! Mais l'historien du futur aura raison de s'étonner : pourquoi et comment tant de chercheurs scientifiques et tant de citoyens consciencieux ont-ils pu ne pas s'apercevoir qu'ils développaient dans nos académies tant de doctes enseignements qui n'étaient guère scientifiques... alors qu'ils pouvaient lire et écouter H.A. Simon ! Le comble étant que ces enseignements sont présumés pris au sérieux par les politiques qui nous gouvernent !

C'est une des grandes vertus de ce troisième et nouveau volume des "Models of Bounded Rationality" (M.B.R.) que de nous montrer que l'exercice de lucidité et de civisme épistémique auquel la science invite (ou devrait inviter) la société... est "ici et maintenant" un exercice possible... et fructueux. H.A. Simon avait déjà rassemblé l'essentiel de sa recherche en sciences économiques (entre 1947 et 1981) dans les deux premiers volumes des "M.B.R.". (Le deuxième reprenant en particulier ses travaux re-fondateurs sur la rationalité). Il témoigne, à 80 ans, de son exemplaire ténacité de scientifique-citoyen, en reprenant et en mettant en perspective, ses études publiées entre 1981 et 1995 ; et il nous donne ainsi un accès aisé à des textes importants dont certains étaient malaisément accessibles en Europe. Puisque l'on ne peut ici qu'attirer l'attention du lecteur-citoyen (on n'espère guère convaincre "l'économiste de profession de plus de 35 ans", qui a déjà développé ses réactions immunitaires de défense contre toute déstabilisation paradigmatique) en mentionnant trois des principaux arguments que rappelle ce "troisième MBR" : l'économie ne peut ignorer le caractère altruiste du comportement des "agents"... qui sont bien moins exclusivement égoïstes que ne le veut la théorie ! L'économie est une science de l'ingénierie qui vise à concevoir des organisations possibles plutôt qu'à prédire des marchés probables ; les modes de représentation des phénomènes économiques affectent les raisonnements et les comportements dans les échanges économiques. Ces trois exemples (parmi dix autres possibles) vous donneront peut-être le désir de réfléchir autrement la fascinante et complexe dynamique des échanges plus souvent coopératifs que conflictuels qui associent sans cesse... les citoyens de la Terre-Patrie !...

J.-L. Le Moigne.