Pour l'honneur de l'école

Note de lecture par LERBET-SÉRÉNI Frédérique

André de Peretti m'est toujours apparu, dans les rencontres aussi bien que dans ses écrits, comme un homme de l'humour et de la mesure, de l'humour dans la mesure, dont un petit mot suffisait souvent à nous rappeler que cette mesure pleinement investie ouvre sur des tensions potentiellement dynamiques et des possibilités de problématisations complexes. Mais ce petit mot n'était jamais asséné : l'entendait donc qui voulait, qui était prêt à l'entendre. Cette fois-ci, dans ce dernier ouvrage, André de Peretti se met en colère, pour notre plus grand bonheur. Il se fâche contre les clercs, ces donneurs de leçons -scolaires -prêtes- à - l'emploi, qui, justement, s'emploient à gommer, effacer, lisser ces tensions générées par les contradictions qui traversent les questions d'éducation, pour les transformer en réponses simples, tranchées, toujours univoques, idéologiquement proclamées, qui nous donnent à voir un monde simpliste, partagé en deux camps dont aucun n'aurait jamais partie liée avec l'autre.

A ceux donc qui dénoncent les ravages de la pédagogie meurtrière des savoirs, cet ouvrage fait la démonstration par les actes de leur impertinence. En effet, après avoir planté le décor polémique et renvoyé chacun des contradicteurs zélés de l'école à lui-même, l'auteur accomplit le nécessaire travail de tout pédagogue. Il tente, pour autant que cela est possible, de faire état des savoirs disponibles sur les questions d'éducation. En restituant des éléments de contexte les plus variés, c'est un premier niveau de voyage en complexité qui est ainsi proposé: contextes socio-historiques et économiques, éducation comparée, textes officiels et visées politiques, chiffres et données institutionnels, recherches en éducation. En première réponse à ceux qui voudraient que l'école soit une et strictement identique à elle-même, sous peine de ne plus être, la voici posée comme éminemment plurielle, susceptible de questionnements dont les références et les visées, différentes, sont pourtant chacune pertinentes. A ce premier niveau de complexité s'articule un second, déjà posé dans " Controverses en éducation " qui vise délibérément à apprendre à penser et travailler dans les tensions contradictoires qui traversent le monde scolaire, parce qu'elles sont comme le signe de sa " vivance ". Qu'on prétende les résoudre, les trancher, au lieu de comprendre comment elles se tissent et ce qu'elles contiennent, voilà sans aucun doute ce qui scléroserait l'école et la réduirait à une dimension non plus politique mais utilitariste. Les questions " techniques "de moyens, de tailles de groupes, de notation, de lourdeur des programmes, que l'on croit aisément tranchables quand on les pose comme seulement techniques, trouvent alors leurs réponses retournées en leur contraire, dès lors que leur dimension technique est posée en tension avec d'autres, nécessairement toujours présentes dans toute situation humaine. Les " antinomies " ne sont alors plus à dépasser ou à résoudre, mais bien à " contenir ", dans une " contention " qui ne vise pas seulement à maintenir, mais qui, à la fois contenu et contenant, " se contient " des antinomies en même temps qu'elle les contient, les génère et se génère d'elles. Il ne s'agirait alors pas tant de repérer que cela se joue dans l'école, que de percevoir en quoi cela est l'école, celle qui ne cesse d'assumer ses fonctions politiques et, en même temps, de se renouveler. Que l'on croie venir à bout de cela, c'est alors se bercer dans l'illusion que nos enfants pourront se brancher sur internet en lieu et place de l'école, et que ce serait la même chose, pour eux, pour nous, pour ceux qui viendront ensuite.

Proprement pédagogue des éducateurs, André de Peretti leur permet ainsi de se saisir de leur place, dans ce qu'elle a de complexe, contradictoirement enchevêtrée, et donc, s'ils le souhaitent, porte ouverte sur un métier chaque jour à inventer. Où l'on constate alors que si les essais dénonciateurs parviennent à contenter leurs auteurs (et leurs lecteurs ?) en quelques 100 ou 150 pages, il en faut 400 (sans parler des références bibliographiques, tant pour leur nombre que pour la variété des champs disciplinaires concernés) pour commencer à pouvoir un peu sérieusement poser les problèmes au plus près d'une possible opérationnalité. C'est-à-dire une opérationnalité que chaque professionnel de l'éducation aura les moyens de construire pour lui-même en contexte, et qu'il aura les moyens d'interroger, de contester, de transformer, parce qu'il disposera des savoirs, éventuellement contradictoires entre eux, sur lesquels il s'appuie pour y parvenir. Ce livre est aussi la référence majeure à tout chercheur en éducation, tant pour les savoirs contenus que pour le cheminement modélisateur proposé, dès lors qu'il aura choisi d'investir sa discipline (les sciences de l'éducation) pour ce qui la constitue en propre, et que l'on peut appeler transdisciplinarité (c'est à l'articulation conflictuelle des disciplines entre elles, au service d'une problématique, que des savoirs nouveaux peuvent se construire).

L'honneur de l'école résiderait ainsi dans cette invitation à ne pas faillir quand on est amené à en parler, à ne pas la déshonorer en la réduisant à ce qu'elle n'est pas. Il serait aussi, réciproquement, dans cette force qui la constitue, qui est celle de ses acteurs, qui fait qu'elle tente, encore et toujours, dans des contextes qui semblent pourtant la fragiliser de plus en plus, de demeurer honorable, à la hauteur des enfants qui lui sont confiés, qui sont les nôtres.

Frédérique Lerbet-Sereni