L'Homme aléatoire

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Est-il aléatoire, cet "homme aléatoire" qu'en philosophe patient et attentif, Frank Tinland nous invite à observer, pendant que nos sociétés s'attachent à le vouloir efficace, pressé, réactif ? Je crois ne l'avoir perçu ni aléatoire, ni nécessaire, en lisant cette vivante méditation sur "l'homme possible", un homme qui sait qu'à chaque instant il peut choisir délibérément dans une infinité de possibles. Des possibles bien plus nombreux que ceux que nous décrivent nos traditionnelles dichotomies (le bien ou le mal, le vrai ou le faux, le nécessaire ou l'aléatoire...). Mais il est vrai que cet homme possible, qui se sait en route "vers un avenir riche en possibles, y compris celui de (son) auto-destruction", se découvre aussi "pauvre en repères". Et ce va être le grand mérite du philosophe que de nous inviter à retrouver quelques repères enfouis dans les pénombres de nos cultures contemporaines ; ainsi ces paysages autrefois familiers qu'on ne sait plus décrire. Que grandissent quelques arbres ou que s'élèvent de nouveaux bâtiments, et nous ne savons plus les reconnaître. Trois repères, inattendus sans doute pour le citoyen contemporain, et si différents que leur rapprochement s'avère provocant : Spinoza et "L'Ethique", J.-J. Rousseau et "Le Contrat social" (ou le discours sur l'inégalité) et, plus proche de nous peut-être, Hans Jonas et "le principe Responsabilité". Et en s'aidant de ces "repères" il va nous proposer une "contribution à l'écologie humaine" dont l'actualité comme la pertinence nous seront vite sensible : la compréhension de "la technique et ses moyens" nous permet de revenir enfin sur "les fondements de la responsabilité humaine", des "Droits de l'Homme" à ceux de sa relation avec la nature, médiatés par l'in-formation et par l'éducation. N'est-elle pas "inquiétante" cette ambition de "former des hommes" ? Moins inquiétante pourtant que celle qui préfère ne former que "de futures ingénieurs, ajusteurs, professeurs ou mécaniciens" ; "considérations inactuelles", conclut modestement F. Tinland, en ces temps où l'on louange l'efficacité qui "sacrifie sans cesse l'horizon des possibles" au seul optimum nécessaire ou à la seule fatalité du hasard ? Je ne crois pas que cette attention au "jeu des possibles" (de F. Jacob, qu'il cite souvent) soit si "inactuelle"... même si je conviens qu'elle semble "incongrue". Ce changement de regard, qui complexifie au lieu de simplifier notre vision du monde, n'est-il pas aujourd'hui bienvenu ?... "La patience du lecteur" cheminant entre "repères et amers" sera récompensée, puisqu'il poursuivra son "aventure humaine" en disposant d'un portulan qui garde trace des récits de voyages des premiers explorateurs qui tentaient de transformer expérience en conscience autant qu'en science et sapience.

J.-L. Le Moigne.