Après le Léviathan, l'état dans la grande transition

Note de lecture par BARON Xavier

Ndlr . Cette Note de lecture judicieusement développée par Xavier Baron  peut être complétée par la brève note de présentation de l’ouvrage et de l’auteur publiés par l’éditeur La Fonda Editions. On trouvera par ailleurs sur le Site de  Metis, (journal en ligne, qui se propose de contribuer au débat nécessaire que suscitent les mutations qui affectent le monde du travail en Europe) une note de lecture plus succincte du livre de Yannick Blanc « capable d’embrasser la complexité d’une transition nécessaire et déjà engagée ».

L’ouvrage de Yannick Blanc paru en Janvier 2016 porte sur l’action publique. Il prend acte de son impuissance désormais avérée. Il recherche les conditions de sa refondation sur des principes et des pratiques renouvelées. Au-delà d’un constat construit et étayé, il est le fruit d’un effort intellectuel en même temps que d’une expérience de l’exercice de l’autorité d’Etat que bien peu d’observateurs extérieurs pourraient égaler. Il défend la perspective à la fois théorique et pratique d’un investissement intellectuel capable d’embrasser la complexité d’une transition nécessaire et déjà engagée L’Etat matrice tutélaire est moribond Ni conservateur ni révolutionnaire, humaniste et pragmatique, l’auteur constate le délitement déjà manifeste de l’Etat Léviathan décrit par Hobbes en 1651. Construit sur le modèle d’une domination verticalequ’il éclaire de la notion de « matrice tutélaire », cet Etat a accompagné la sécularisation de notre société jusqu’à nos jours. Ce modèle a eu un début, les signes de sa fin sont présents. Cet Etat moderne (relativement à la royauté) a efficacement pris le relais de l’autorité de Dieu en proposant que « la multitude s’unisse en une personne ». C’est alors un « dieu mortel auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense ». Le vivre ensemble en paix est rendu possible sans recours à Dieu, mais non sans un consentement, un abandon de droit à l’issu duquel l’Etat exerce le droit de ses citoyens fondateurs en leur lieu et place. « Ce Léviathan démembré gît désormais devant nous, encore impressionnant par sa masse et par la complexité de son anatomie mais dépourvu de force et de mouvement » (page 101). Ce n’est pas là l’effet d’un complot du capitalisme financier. Non qu’il n’est pas acteur du délitement, mais selon l’auteur, « le démontage de l’Etat procède de la convergence de deux processus bien distincts : l’Etat se désagrège d’abord comme matrice institutionnelle (…). Lorsqu’arrive la vague néolibérale et sa nouvelle gestion publique, sous tutelle des lois du marché et de la loi des marchés, l’Etat a depuis longtemps perdu ses défenses immunitaires. (…). Les forces obscures du capitalisme financier (…) n’ont pu se débarrasser aussi prestement des frontières, des régulations et des contre-pouvoirs que parce que la société, fille de l’Etat, avait de tous coté entrepris de s’émanciper de son père (page 86) ». A l’aide du concept de « matrice tutélaire », Yannick Blanc caractérise ce que l’Etat moribond actuel doit à la compréhension d’un pouvoir obsolète assis sur la notion de tutelle. Le monde que nous quittons est fait de rapports de pouvoir emboités de la famille à l’Etat, des rapports construits sur l’inégalité entre l’administration et l’administré. La légitimité de cette relation s’adosse à l’idée que l’un connaît mieux que l’autre ce qui est bon pour lui, y compris dans une intention bienveillante. Non sans paradoxe, « la droite est sous influence libérale, mais ne cesse d’envoyer à ses électeurs des signaux d’attachement aux frontières et aux symboles de l’autorité ; la gauche a renoncé au jacobinisme au profit d’un vague libertarisme de société mais se croit obligée de rassurer ceux des siens qui s’inquiètent du désengagement de l’Etat » (p 86). « C’est la dislocation de l’Etat qui provoque la crise du politique entendue comme double incapacité à représenter et à agir » (p 104), avec des dangers déjà présents. L’auteur le souligne en effet ; quatre « tyrannies » menacent déjà de combler l’espace vacant. L’affaissement d’un médiateur universel ouvre la voie à l’hystérie identitaire et à « l’émiettement des tribus ». La disparition de la fonction tutélaire d’assignation à des places est en même temps une liberté et une perte de repères. « Nous nous mettons à la recherche d’autres validations symboliques de notre identité (…) : tribus culturelles, signes ostentatoires d’appartenance religieuses, identités locales et groupes ethniques… » (page 87). « En perdant sa dimension universelle, l’Etat devient suspect d’être un groupe comme les autres ». Il déchaine alors la concurrence des institutions et avec elle, la suspicion grandissante à l’égard des représentations politiques au profit de la représentation médiatique, non démocratique et au contraire soumise à diverses influences. Il dégage l’espace de la rente financière qui transforme l’appareil productif en revenus et au-delà,ferment de la destruction de l’appareil productif lui-même, pour le transformer sous l’apparente rationalité de la science économique, au profit des détenteurs de capitaux et de leurs agents…. C’est enfin la dérive d’une société du risque avec son corollaire, l’entropie normative, « l’excès de lois conjuratrices vouées à l’échec et la surenchère ». L’ordre juridique est devenue illisible constate l’auteur, l’excès de normes entrave la capacité d’agir, contrarie les projets et retarde leur mise en œuvre. Un projet de refondation de la politique L’auteur ne s’arrête pas au constat. Dans une société d’individus, désormais ouverte et en mutation rapide, le consentement et l’engagement des citoyens ne sont plus acquis par l’acceptation d’une tutelle, celle de l’Etat sur le citoyen. Cette relation de tutelle ne vaut pas que pour l’Etat, et c’est justement ce qui faisait l’emboitement des niveaux permettant jusque-là de faire société. La matrice tutélaire caractérise aussi la relation adulte/mineur, médecin/patient, enseignant/élève, prêtre/fidèles, et bien sûr également, ingénieur/ouvrier, employeur/salarié subordonné (p 29). Elle vaut bien sûr pour la tutelle du père sur l’enfant, et même, de l’homme sur la femme. L’auteur souligne au passage l’importance majeure du fait que constitue l’égalité des genres comme une cause profonde et un symptôme de la mutation en cours. Le monopole du savoir légitime de l’un qui sait mieux que l’autre ce qui est bon pour lui, est révolu. L’assignement des places dans un ordre régit par la puissance publique ne fonctionne plus. L’exigence d’une possibilité et d’une capacité de parcours lui succède. Pour autant, une société d’individus ne veut pas dire la possibilité d’individus sans société. Bien au contraire, la possibilité et le respect de parcours individuels exigent une société forte, démocratique, intégrée et régulée, une société dont les différents niveaux sont à nouveau « emboîtés ». Mais pour cela, il faut reposer en profondeur la question : C’est quoi « le et la » politique une fois qu’elle ne peut plus se reposer sur la lutte contre les conservatismes, l’obscurantisme religieux, ou la promotion d’une science qui n’est guère qu’une « manière de relooker la vielle matrice tutélaire », que cela soit à l’aide de lois de l’histoire ou du marché ?L’individu institué, encore doit-il retrouver des formes également instituées et cohérentes de familles, de collectifs, d’entreprises, de territoires et de « grandes communautés» intégrées au niveau local et national, voire supra national. C’est bien sûr l’enjeu d’une capacité de l’administration des fonctions régaliennes adossées au fameux monopole de l’exercice légitime de la violence dont la postface rédigée après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris réaffirme la nécessité. Très au-delà, c’est l’enjeu de l’immersion quotidienne des services de l’Etat dans des niveaux d’actions très hétérogènes et pour une multitude d’objets ; la santé, la famille, l’habitat, la mobilité, l’emploi, la prévention, la protection, la sécurité, le développement des territoires…. Si, comme Yannick Blanc le démontre, le levier de l’action ne peut plus se résumer à l’exercice d’une domination verticale au nom d’une transcendance (serait-elle débarrassée de Dieu au profit de celle de la Nation ou de la République) quel peut en être le ou les principes alternatifs ?Il faut une nouvelle définition du « public » (bottom up), l’idée démocratique de la vie en commun, en sortant d’une définition substantielle de la société (faite de sujets et de structures tangibles) à une définition fonctionnelle. Le réel est actions dans des relations d’abord individuelles, et donc localisées et situées, mais de visée interactives donc socialisantes. C’est le projet de l’auteur. Au-delà du constat et de la compréhension de l’affaissement de l’Etat dont nous héritons, il esquisse des conditions de méthodes comme d’architecture pour refonder une action publique efficace et légitime sur d’autres principes. Il s’agit de rendre possible et de promouvoir une puissance publique à nouveau capable d’agir et de faire agir,sans recours à un consentement à une tutelle. C’est dans une grammaire de la règle et dans le moteur de l’association d’individus que se portent ses perspectives de travail. L’enquête et la prospective pour une connaissance de la société tournée vers l’action Pour dépasser le constat, l’auteur mobilise tout d’abord deux apports de nature différente ; la réflexion de John Dewey sur la crise démocratique des Etats Unis des années 20 d’une part, l’invention en France de la prospective d’autre part. Au premier, il emprunte la conception anthropologique de l’Etat comme conséquence de l’action (p112). Dewey déplace ainsi la notion de "public" de l'opinion vers l'action. L'Etat n'est pas le mandataire de l'opinion publique, mais celui des citoyens en action constitués en public pour maîtriser les conséquences collectives de leurs actions et de leurs interactions. L’action de l’Etat consiste toujours à énoncer des règles, définir les limites des actions des individus et des communautés, pour en canaliser les conséquences non calculables. Mais ce ne sont plus des commandements auxquels seraient subordonnées ces actions qui peuvent en fournir la substance, ce sont des conditions instituées, organisant l’emboitement de ces interactions ou associations. Pour Dewey rappelle l’auteur, l’Etat n’est ni l’origine ni la cause de l’action collective. Il n’est qu’une « association du second degré dotée d’une mission et d’organes opérationnels spécifiques ». Il souligne ainsi que « pour Dewey, la société est faite d’individus en action ; une interaction plus ou moins stabilisée entre individus est une association ; une association inscrite dans un territoire constitue une communauté ». Il n’existe alors de véritable communauté, tissée par des relations personnelles, que locale. Citant Dewey : « The local is the ultimate universal ». Il retient de lui également la méthode. Pour relier les différentes communautés auxquelles un même individu peut appartenir ou non, il faut encore la possibilité d’une « grande communauté », que l’on ne peut refonder que sur la connaissance de la société elle-même par une méthode de production que Dewey nomme l’enquête (ou retour d’expérience). L’auteur dit ensuite sa dette à Gaston Berger inventeur en 1955 de la prospective, « une éthique de la connaissance tournée vers l’action ». En résonnance avec la démarche de l’enquête, il insiste sur la nécessité, dans le contexte de panne politique, d’un investissement dans ce domaine. « La multiplicité des transitions enchevêtrées que nous percevons comme un degré inédit de complexité est une incitation à observer le présent du point de vue de l’avenir, parce que l’avenir et d’autant plus incertain, donc ouvert, que le présent est complexe » (p123). L’auteur dégage et arpente ensuite trois champs prospectifs ; la question des règles, celle des communs et celles de l’association. Trois champs prospectifs d’enquête ; la règle, les communs, l’association Sommes-nous condamnés à l’entropie juridique, à l’anomie par excès et incohérence des règles ? Sommes-nous condamnés à renoncer à la délibération collective ou à attendre une restauration impossible de la posture tutélaire ? L’auteur s’adosse sur cette question aux enseignements qu’il tire de Wittgenstein, Reynaud et Dworkin. Suivre une règle est bien l’acceptation d’une contrainte, mais ce n’est pas nécessairement obéir à un ordre. La régulation n’est pas seulement « suivre » mais également « produire » des règles en composant par la maîtrise de techniques (plus ou moins immédiates et spontanées, voire machinales) de l’interprétation de lois écrites bien sûr, mais également, de principes moraux, de coutumes, d’usages, de termes de contrats, etc. Par ces apports, l’auteur défriche la possibilité d’institutions (de règles) qui n’ont besoin, ni d’un sens caché ou révélé (Dieu, la Nation), ni indépendant de notre volonté (des lois « naturelles » du marché), mais au contraire, le fruit de notre pratique et de nos délibérations (p 142). Il s’agit d’articuler le pouvoir des juges, avec les usages, mais également la production de régulations par les arrangements (par exemple, la capacité de ne pas appliquer la règle) et les conventions (par négociation et formalisation de contrats). La promotion de l’individu au rang d’institution n’enlève rien cependant à l’obligation de faire société. L’auteur pose alors la question de la définition nécessaire de l’acte élémentaire « d’être en commun, de mettre en commun, d’avoir en commun ». Il convoque ici les travaux d’Elinor Ostrom pour cerner des pistes méthodologiques d’une instituation de l’action collective, non seulement sur le terrain des ressources naturelles, mais comme objet de sa recherche. Il cite E. Ostrom : « Toute organisation de l’action collective, que ce soit par un régulateur extérieur, par un entrepreneur ou par un groupe d’acteurs recherchant des bénéfices collectifs, doit résoudre les mêmes problèmes : phénomène de passager clandestin, qualité de l’engagement des acteurs, capacité à élaborer de nouvelles institutions, suivi du respect des règles par les individus ». Il met en exergue tout à la fois un cadre d’analyse et ce qu’il désigne de « grammaire des énoncés ». Pour cela, n il est nécessaire de distinguer entre trois types d’énoncés avant de les articuler ; dire la stratégie (des plans pour parvenir à des résultats), prescrire des normes éthiques (prescriptions relatives à des actions ou des résultats) et édicter des règles (prescriptions incluant la sanction d’une action interdite) p 163. Il fait l’hypothèse du besoin et de la fécondité de cette grammaire pour penser l’institutionnalisation d’ensembles plus vastes, plus grands que celui de la gouvernance des « communs » d’Ostrom. « En déployant une chaine d’analyse continue qui va du comportement stratégique des individus jusqu’à la combinaison multi couches des institutions, Elinor Ostrom propose ce qui est à mes yeux une théorie de l’emboitement des institutions alternative à la théorie de l’ordre symbolique » (p 166), celle héritée de l’Etat matrice tutélaire moribond. L’auteur en esquisse les pistes en proposant de prendre le « commun », comme un principe politique (au-delà des biens), défini comme un type d’action et institué comme inappropriable. La santé, le bien-être, la coopération dans l’entreprise relèvent ainsi de communs, entendus comme « nécessité de mettre en commun et non comme gestion de biens communs ou idéal de bien commun » (p178). Fort de son expérience passée (tutelle administrative du ministère de l’intérieur sur les associations d’intérêt général) et actuelle (Yannick Blanc est préfet et président de la Fonda), l’auteur ouvre une dernière piste qui est peut-être, dans l’ordre opératoire la première. Il constate l’importance et la vitalité des associations (ONG) dans les grands combats et les avancées significatives. « On pourrait parler de la politique du handicap ou de l’égalité entre les hommes et les femmes : aucune des révolutions sociétales de ces trente dernières années n’a été provoquée par des idées politiques, toutes ont été portées par des associations ». (p183). Citant un travail de prospective de la Fonda, il ne cache pas sa préférence. Loin de la marchandisation étendue de la société, de l’instrumentalisation du fait associatif comme prothèse par l’Etat ou comme supplétif dans l’économie mondialisée, il plaide pour un monde dans lequel « l’associativité est reconnue comme forme légitime de la citoyenneté, des stratégies collaboratives et de l’action collective, un univers « wikisocial »… » p 185. Emboiter à nouveau les niveaux et les champs sociétaux Au-delà d’un pari sur la « reliance » ainsi activée, l’auteur voit dans le « moment associatif » bien plus qu’un palliatif ou une simple concession, mais un principe d’action et de ré emboitement de la société. « Agir est de plus en plus synonyme du mot s’associer ». L’enjeu n’est pas que local ou social. L’expérience là encore parle. « Il faut prendre la mesure de ce que ce phénomène signifie pour l’Etat : lorsque le représentant ou l’agent de l’Etat envisage ou décide d’agir, il le fait de moins en moins avec les leviers de l’Etat (l’application de la règle, l’acte unilatéral, la transmission hiérarchique, la distinction entre la conception et l’exécution) et de plus en plus en se comportant comme un acteur, encore mandaté, ou à tout le moins doté d’un statut qui lui permet d’agir au nom de l’Etat, mais comme un acteur relativement autonome, suffisamment autonome pour mettre en commun connaissances et activités dans un but autre que le partage de bénéfices… (p191). L’auteur peut alors étayer sa conviction. L’Etat matrice tutélaire se délite et avec lui ; l’appartenance, la transcendance et…,  la capacité d’agir de l’action public ! La rente financière se déchaine. Le principe d’autorité verticale par la domination tutélaire n’est plus un principe d’emboitement institutionnel valide (efficace et légitime). Cela vaut pour la cellule familiale comme pour la communauté. Cela vaut à l’échelle d’un territoire, de l’Etat et de la nation, justement par ce phénomène de dés-emboitement. Son hypothèse, son constat autant que son espoir et une perspective de combat politique, sontalorsque « le lien d’association se substitue au lien d’appartenance et au lien contractuel comme principe d’emboitement, capable de structurer la société » (p198). « A l’emboitement vertical des institutions déterminé par l’ordre symbolique, on substitue un emboitement horizontal » permis par l’intégration de communautés d’action formées par les individus grâce à un langage commun et non seulement par l’assignation des places, l’appartenance et par la subordination. Il propose de penser un Etat capable d’agir par une nouvelle combinaison de trois rôles. Un Etat régulateur en charge notamment de la justice, dont la mission est d’assurer la cohérence et la lisibilité d’un ensemble de processus de production, d’interprétation et d’usages des règles assurée par une pluralité de régulateurs poursuivant des énoncés stratégiques. Un Etat investisseur (sur le long terme et l’intérêt collectif), comme façon d’agir en pilotant des projets, au contraire d’une posture d’administration et au profit d’une intégration des externalités positives. Un Etat intégrateur enfin ; en créant les conditions « permettant aux citoyens et communautés et entreprises d’agir, de concevoir et de déployer leur propres stratégies » (p 236), il agit par la reconnaissance (équivalence symbolique), par l’obtention d’une lisibilité du sens et par la laïcité ;la liberté d’agir selon ses choix mais sans les imposer aux autres. Trois parcours en un seul ouvrage Le livre est simple dans la jaquette et la présentation. Il est distribué par un éditeur débutant (La Fonda), mais c’est un véritable cadeau. L’ouvrage de Yannick Blanc est un « trois en un ». C’est un essai, mais il est bien plus. Il met en discussion ses fondements théoriques à la manière d’une thèse, mais sans en imposer la lourdeur des codes académiques. C’est également un témoignage et l’outil d’un combat politique. L’ouvrage propose un premier parcours à la manière dont on suivrait un guide. Où (en) sommes-nous, où pouvons-nous et où devons-nous aller ? Il y a un point de départ. Il est clinique et il est inquiétant. Mais il y a aussi, dans une logique de l’action, un point d’arrivée. Yannick Blanc partage sa confiance dans la force de l’associatif au profit de communautés d’action pour parvenir à une puissance publique à nouveau ré emboitée, contributive d’une capacité de vivre et de faire ensemble. Entre le constat et la proposition, l’auteur propose comme on l’a vu une progression avec plusieurs étapes. Il faut alors le suivre dans le franchissement successif de seuils de compréhensions théoriques à l’aide de grilles d’analyses qu’il articule. Un second ouvrage sollicite ainsi l’esprit et la raison pour l’acquisition d’un équipement conceptuel et méthodologique, parfois ardu pour le non initié mais clairement finalisé. Il partage ses raisons théoriques et pratiques de choisir telle ou telle voie. Il discute et prend parti sur des débats en cours. Il y a encore un troisième ouvrage ; un témoignage sur l’exercice du pouvoir et sa difficulté. C’est un parcours de vie. L’auteur ne donne pas seulement des indications. Il propose au lecteur de faire le chemin avec lui. Il en éclaire le sens par les sens, les sensations, par ce qui se perçoit dans l’expérience d’un acteur engagé. Il rend compte de son propre cheminement, avec des étapes parfois successives, parfois entremêlées, éclairant notre histoire de son histoire. L’ambition que suggère l’ampleur du sujet est amenée à la portée de la pensée pratique par le retour d’expérience. Il interroge les limites de l’action, celles de la puissance publique mais également les siennes propres, faisant preuve d’auto dérision et de distance. La parole comme l’analyse sont incarnées. La pensée vaut par l’homme et son vécu, ses déceptions, ses choix et son espoir, par sa volonté de participer à sa mesure d’une transformation du monde. Les concepts de matrice tutélaire, d’emboitement, de capacité d’action, de moment associatif…, s’éclairent et s’organisent comme ces pierres et objets disparates que le facteur Cheval accumulait sans relâche au profit d’une œuvre sans pareil…, pour reprendre une comparaison que l’auteur met lui-même en avant pour qualifier sa démarche. Un travail singulier qui tutoie l’universel et rencontre les enjeux de l’entreprise C’est certainement dans ces différentes dimensions que le lecteur, initié ou non aux questions de la science politique ou administrative, trouvera matière à penser au-delà de l’Etat. Peut-être des spécialistes de ce champ trouveront à redire sur les références théoriques mobilisées ou certaines des interprétations de l’auteur. Pour le lecteur que je suis, les enjeux que connaissent l’entreprise et le management sont éclairés d’une lumière nouvelle par ce travail. D’un côté, la transition à laquelle l’Etat est confronté ne peut pas être sans conséquence pour tous les autres niveaux d’organisation de la société ; de la famille à l’Europe en passant par les collectifs et les entreprises. De l’autre, les mécanismes qu’il éclaire sur l’effondrement de la matrice tutélaire ne concernent pas seulement l’Etat. Les enjeux liés à l’édiction de règles, à la capacité d’action par la maîtrise d’une grammaire nouvelle organisationnelle et relationnelle (à inventer) touchent directement l’entreprise et le management. « Après le Léviathan » est un guide de lecture pour comprendre les voies d’une ambition gestionnaire, sécularisée, fondée sur les sciences sociales, à l’usage du travail et de la performance productive. Dans la mutation/transition que nous connaissons, les tyrannies dénoncées par Yannick Blanc à l’échelle sociétale trouvent clairement leurs pendants et leurs traductions à l’échelle des maux de l’entreprise et du travail ; le désengagement, le travail malmené et avec lui ; la santé psychique, les inégalités, l’exclusion et au final ; le gâchis, les bullshit jobs. Il n’est question ici ni de grand soir, précédant des lendemains qui chanteraient (parousie révolutionnaire), ni du retour à un âge d’or à nouveau soumis à l’autorité d’un pouvoir tutélaire (version réactionnaire du même fantasme de la fin de l’histoire). La lecture de Yannick Blanc sur l’Etat est ainsi un formidable analyseur des impasses du modèle industriel, de l’incapacité à intégrer les externalités négatives environnementales et sociales, de la maltraitance du travail, de l’infobésité et de la financiarisation. Pas plus que l’Etat ne se limite à l’édiction de lois par le haut et à l’exercice des fonctions régaliennes, la gestion ne se résume pas à des métriques prétendument scientifiques, au contrôle et à la finance, soumis à l’intérêt des apporteurs de capital. Le management et la gestion des ressources humaines qui nous intéressent, apparaissent précisément dans cette même période de délitement de la puissance publique. Ce n’est pas un hasard. On peut y lire des tentatives de réponses aux impasses de l’avatar « industrialiste » de la matrice tutélaire que constitue le modèle taylorien et fordien des organisations productives. L’OST (monopole du savoir) est le fondement de la tutelle légitimant la subordination. Le fordisme (conformité contre protection) est la version « entreprise » de la matrice. Le potentiel et les voies que porte l’ambition gestionnaire, dans le sens renouvelé et en référence à la pulsion démocratique qui constitue notre recherche, revendiquent et parient précisément sur la pertinence d’une légitimité non verticale et d’une efficacité productive non prescriptible. Elle cherche à se dégager de l’autorité obsolète du Prince dans la tradition bureaucratique. Elle est dans la recherche d’une capacité d’action qui s’institue tout autant en concurrence à la tradition libérale. Elle nait d’un refus de la fatalité d’un libre déploiement des rapports de force et de la prédation de la valeur, avec son cortège mortifère d’inégalités et de déprotection des faibles et des dominés. Ni Dieu, ni « main invisible ». Ni transcendance du capital ou d’une science serait-elle économique, ni lois prétendument naturelles des marchés pour régir les interactions humaines, notamment dans le travail et l’entreprise. L’ambition gestionnaire ainsi entendue relève également d’une grammaire de choix politiques, délibérés, explicités et assumés par des acteurs responsables. Dans l’ambiance de « fin de période », de désespérance  et de confusion que nous connaissons, cet ouvrage est particulièrement bienvenu. Il est fondé par l’expérience comme par l’effort intellectuel et la mobilisation des sciences sociales. Ilne répugne jamais à prendre position, mais il parie sur la pensée, la rigueur conceptuelle, les faits et la raison, et même, une certaine forme de patience. Il est en soi un acte politique et civique. Il est libre dans sa parole et sans concession. Mais il est aussi un message d’espoir et de confiance dans l’avenir. Il faut faire l’expérience d’une plongée dans ce condensé de pensée incarnée.