L'erreur de Brocca

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

En publiant en 1994-1995 «L’Erreur de Descartes » Antonio Damasio nous invitait à être enfin attentifs aux aspects neurologiques de l'émotion et par là, à leurs implications dans l’exercice de la pensée et dans la manifestation du comportement personnel et social.  Cette inversion du postulat du cogito cartésien, du ‘je pense donc j’existe’ au ‘j’existe donc je pense’ allait inciter quelques neuro chirurgiens et quelques rares chercheurs en neuro science à remettre sérieusement en question quelques dogmes simplificateurs de leur discipline, en particulier celui de la localisation cérébrale des principales fonctions attribuées au cerveau. Dogme symbolisé par la définition de « l’Aire de Broca », aire localisée avec précision dans le cerveau par le Dr Paul Broca à la fin du XIX° S., tenue pour être la région associée à la production de la parole. Broca introduisait ainsi la découpe localisationniste de nos représentations du cerveau qui allait orienter les recherches en neurologie dans une fausse direction pendant plus de cent cinquante ans. (p 15) C’est dans ce contexte que le neurochirurgien – et musicien - narre son épopée scientifique et chirurgicale qui s’amorce pendant les années 90 de façon originale et très heureusement intéressante. En narrant ses dialogues avec quelques patients légitimement inquiets de se faire ouvrir le crane, Hugues Duffaut (avec la collaboration de Christophe Duchatelet) va décrire en des termes plausibles, l’activité du cerveau par des entrelacs de fibres s’enchevêtrant et autorisant d’innombrables itinéraires. Description qui suggère une forme d’intelligibilité des comportements multifonctionnels possibles (conscience, compréhension, émotion, …) « En connectant ces sous-réseaux entre eux, la fonction créative augmente considérablement nos facultés de perception et de compréhension, par un phénomène d’amplification et de potentialisation.  Dans cette logique, si on admet que notre cerveau n’a cessé de se développer tout au long de son histoire grâce au pouvoir de la connectivité au point que nous sommes capables d'inventer des concepts à tout moment, alors on peut dire que la part de notre créativité demeure infinie, comme si notre imagination se déployait elle aussi à l'infini, élargissant sans cesse l’espace de notre conscience, de notre introspection et de notre improvisation. » (p 229) Il me faut ici reproduire la présentation de l’ouvrage proposée par l’éditeur pour dire l’essentiel de l’intrigue, laquelle sous la plume de H. Duffau va nous inviter à une méditation épistémologique particulièrement bienvenue aujourd’hui. On verra que les réflexions que suscite ce récit concernent tout citoyen attentif s’attachant à questionner les scientifiques sur la légitimité de leur certitudes, pas seulement lorsque le chirurgien ouvre son crane pour explorer son cerveau ?  « Imaginez qu’on puisse vous opérer d’une tumeur au cerveau sans vous endormir, et qu’en affinant le geste médical on sauve non seulement votre vie mais toutes les capacités de cet organe… Imaginez qu’on puisse aller jusqu’à amputer votre cerveau de la zone du langage, la fameuse « aire de Broca », sans vous priver pour autant de la parole… Science-fiction ? En aucun cas. C’est ce qu’a prouvé le professeur Duffau qui, à ce jour, a opéré plus de six cents tumeurs cérébrales, sans séquelles. Décrié à ses débuts, il est aujourd’hui mondialement reconnu et consulté pour sa technique spectaculaire. Après une lutte acharnée pour rompre avec les dogmes encore en vigueur, il a révolutionné la neurologie et mis fin à une croyance erronée vieille de cent cinquante ans. En effet, le cerveau n’est pas divisé en zones indépendantes comme on le croyait, mais organisé en réseaux interactifs et doté d’une étonnante plasticité. Il est donc capable de s’adapter ou de se remodeler en permanence, offrant aux patients une récupération et une qualité de vie qu’on imaginait jusqu’ici impossibles ». (Le seul complément que j’ajouterai volontiers à ce résumé sera de préciser que le cerveau n’est pas seulement organisé - mais aussi s’organisant- en réseaux interactifs.)  L’argument pivot est de privilégier la compréhension d’un phénomène par l’identification des fonctions qu’assure ou que devrait assurer tout l’organisme plus que par la description analytique de tel organe qui aurait le monopole exclusif de l’exercice de telle fonction quelque soit le contexte. Puis de parier que bien des fonctions peuvent être assurées en contournant par d’autres détours que par l’activité de ce seul organe.  C’est cette fascinante plasticité du cerveau, inextricable réseau de neurones dans son tissus de cellules gliales rend intelligible l’exercice de processus qui assurent les fonctions de l’esprit  et de l’affect  sans s’interdire aucun itinéraire possible. La complexité n’est-elle pas en attente de bricolage et de bricoleurs, interrogeait déjà Y Barel ?  La portée épistémologique de cette modélisation systémique de l’activité cérébrale empiriquement ou cliniquement illustrée ne doit-elle pas être alors soulignée ? En achevant cet essai, j’ai eu envie de ré ouvrir ‘La Musique de la Vie’ (2006) de Denis Noble d’un des pères de la biologie systémique : Entre le biologiste et le neurologue, l’un et l’autre musicien, l’un et l’autre ne sont-ils pas attentifs à la plasticité fonctionnelle des systèmes vivants ? ‘J’ai choisi d’intituler ce livre ‘La Musique de la Vie’ écrivait D Noble. car la musique aussi est un processus et non un objet’ (p.231.) La métaphore n’est elle pas magnifique ?  Je ne sais si H Duffau l’acceptera pour éclairer l’interprétation de la plasticité cérébrale qu’il nous propose de façon si convaincante, mais ses pages sur ‘Le Déclic en Musique’ (chapitre 4) – La musique fait appel à l’interprétation à l’instar de la comédie où l’acteur donne vie – invitera je crois ses lecteurs à se l’approprier.