De l'ambiguité en architecture

Note de lecture par BOUDON Philippe

Que Robert Venturi, pour étayer un de ses chapitres portant sur la "dure obligation du tout", cite la définition d'un système complexe par Herbert Simon "un grand nombre de parties qui agissent les unes sur les autres selon des voies multiples" n'étonnera pas, s'agissant d'un ouvrage qui fut d'abord édité en anglais sous le titre "Complexity  andcontradiction in architecture".

Et que les éditions Dunod, après avoir publié la première édition en français en 1976, sous le titre aujourd'hui conservé De l'ambiguité en architecture, dans la collection Aspects de l'urbanisme, le publient à nouveau, mais cette fois sous la même jaquette que des ouvrages de Herbert Simon lui-même, de Jean-Louis Le Moigne et d'autres, laquelle couvre à la fois des champs comme la systémique, la cognition ou l'architecturologie, ne fait qu'entériner la conjonction d'une interrogation sur la conception en général, et sur la conception architecturale en particulier, qui devrait intéresser tout lecteur porté à la fois sur la complexité en général et sur la complexité en architecture particulièrement. On sait la place que tient... à la fois... le "phénomène du à la fois" chez Venturi, qui y consacre un chapitre, et chez Jean-Louis Le Moigne, dans l'importance qu'il attache à la conjonction et à la critique du tiers exclu. Plus qu'un autre peut-être le livre de Venturi présente les objets architecturaux comme des objets multiples. Voire, si l'on fait opérer le concept architecturologique de surdétermination, comme des multi-objets, selon l'expression de Yves Barel.

Mais doctrine n'est pas théorie et, tout compte fait, le less is more de l'architecte Miesvan des Rohe pourrait aussi bien traduire, à sa façon, le fait qu'un objet apparemment simple puisse en comporter plusieurs et se donner ainsi comme complexe, dans sa simplicité même. Cela dit, Venturi déclare bien le point d'origine de son énonciation:"parce que je suis un praticien, ce texte..." et il n'y a donc nulle ambiguïté par conséquent sur le statut légitimement doctrinal de cet ouvrage qui représente "le rassemblement méticuleux de toutes les remarques, réflexions, façons de voir l'architecture que je trouve valables". On comprend alors que Venturi plaide "doctrinalement" pour ces façons de voir, tout en effleurant, sans le vouloir peut-être, des considérations théoriques, celles par lesquelles l'architecture se donne aux yeux de l'architecturologie comme un système complexe, non plus d'objets multiples, sous l'effet du phénomène du à ta fois, mais de multi-objets cette fois, via des opérations de surdétermination: une fenêtre permet à la fois de faire entrer la lumière et de regarder dehors, sans pour autant devoir être "contradictoire", à la façon d'une fenêtre de Gaudi. Mais c'est une question de théorie, non de doctrine.

Aujourd'hui ce texte majeur des doctrines architecturales du vingtième siècle (après le Vers une architecture de Le Corbusier, nous dit justement le préfacier Vincent Scully) vaut d'être relu, d'autant plus qu'il a été considéré, à la fois avec raison et à tort, comme une bible du mouvement post-moderne: avec raison pour l'ébranlement des certitudes dogmatiques de la pureté visée par le mouvement moderne que condensait la fameuse formule de Mies van der Rohe "less is more" (à laquelle Venturi opposa _ c'est son droit _ "less is a bore"); à tort parce que certaines déconvenues de la production architecturale post-moderne ne sauraient trouver leurs causes, à la relecture, dans ce texte qui conserve aujourd'hui toute sa pertinence et sa richesse, pas plus qu'il ne faudrait accuser Le Corbusier _ ou Mies ? _ de tous les maux de l'architecture moderne.

Philippe Boudon