Journal de Plozevet, Bretagne 1965

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

"Commune en France, la métamorphose de Plozevet" est devenu au long de ces trente dernières années un livre événement, dont on pourrait presque comparer l'audience à celle de la bataille d'Hernani. Non qu'il ait fait vaciller le régime politique (bien que sa première édition date de fin 1967 !), mais parce que pour la première fois dans l'histoire de la science européenne, E. Morin montrait "in vivo" que l'on pouvait conduire une recherche scientifique qui soit effectivement interdisciplinaire : Au lieu de superposer sans les relier des monographies d'experts spécialisés dans leur sous discipline, il montrait que l'on pouvait étudier et commencer à comprendre un phénomène perçu complexe : le développement de "la modernité" dans une "commune en France, et en 1965". Ce livre (et ses rééditions) suscitèrent vite nombre de controverses, en particulier chez les sociologues de profession jaloux de leur autorité sur leur territoire académique ou disciplinaire. Mais son audience dépassa, et dépasse encore celle des classiques querelles académiques.

Par sa seule existence, il propose un autre regard sur les modes de production des connaissances scientifiques enseignables, il révèle une autre convention paradigmatique, qui concerne explicitement la conception que le corps social se fait de sa relation avec la science et avec la recherche scientifique. Même si cela était assez malaisément exprimé, je crois que chacun alors le ressentit confusément. Certes dans l'œuvre antérieure d'E Morin, on trouve bien des traces de cette progressive émergence d'un nouveau paradigme qui ne se confine pas aux seules sciences sociales. Et la mise sur orbite dix ans après, en 1977, du premier tome de La Méthode peut aujourd'hui nous apparaître semblable à la sortie d'un superbe papillon se dégageant de la chrysalide de "Plozevet, commune en France". L'image est certes un peu naïve et l'histoire est plus complexe, entrelaçant mille autres événements. Pourtant en reprenant le livre de 1967 aujourd'hui, on est tenté d'y lire en filigrane bien des intuitions qui deviendront des arguments solidement étayés des tomes successifs de "La Méthode".

Cette incitation à lire ou à relire ce livre événement (ré-édité en 1984), est suscitée par le dévoilement de ce que l'on ne pouvait voir en le lisant, et qu'on ne devinait que confusément quand on écoutait Edgar Morin raconter pudiquement sa vie pendant les deux années de cette Recherche Coopérative sur Programme sur la Modernité que devait révéler "L'enquête Plozevet" : Entre 1965 et 1967, E. Morin fut quasi immergé avec une équipe de jeunes chercheurs au sein de ce gros bourg du pays bigouden.

Un de ces chercheurs, Bernard Paillard, a en effet eu l'excellente idée de ressortir des cartons d'archives, le "journal de recherche" qu'E. Morin s'astreignait à rédiger presque tous les jours. Journal personnel certes, mais qui circulait dans l'équipe pendant les mois de l'enquête, chacun ayant à rédiger le sien, sans chercher à gommer les mille notations subjectives relevées au fil des rencontres, des réunions, des souvenirs, des discussions, des amitiés et des conflits.

Au prix d'un gros travail de présentation et de préparation sous forme publiable, B. Paillard nous livre ainsi un des produits les plus précieux de cette étonnante enquête, une expérience de recherche in vivo. Les milles incidents qui émaillent le quotidien, affectant le jugement, modifiant le regard, transformant l'interprétation bien arrêtée la veille, autant de notations invisibles qui pourtant rendent intelligibles le cheminement cognitif et affectif du chercheur dont on ne connaîtra habituellement que le mémoire final ou la synthèse des résultats.

Le chercheur ne peut il se libérer, au moins dans son for interne, de cette obsession d'une objectivité formelle qui, en pratique s'avérera souvent illusoire, et qui masque les modes de production de la connaissance ? En lisant ce "Journal de Plozevet" on verra que l'exercice est fort légitimement praticable, et on comprendra mieux, je crois, ce que l'on fait effectivement lorsqu'on s'attache en équipe à une longue étude dans le cadre d'un projet complexe. Le témoignage ici ne sert pas de bon modèle, il montre la faisabilité de l'exercice.

Ici en outre, nous devons à Edgar Morin et à Bernard Paillard (qui a réussi à "mettre en page" de façon vivante et documentée, un matériau qui initialement devait se présenter sous une forme peu aisément éditable) un ouvrage littérairement fort bien construit et souvent passionnant, je veux dire : excitant pour l'esprit. J'ai en lisant ce journal, plus d'une fois, retrouvé le même plaisir que celui que me valent les lectures des Cahiers de L. de Vinci édités par J. P. Richter ou par E. Maccurdy, ou des Cahiers de P. Valéry édités par Judith Robinson. Cette perception de l'écosystème de l'esprit au travail est habituellement rare et chacun hésite à s'avouer à lui même le désordre apparent de sa réflexion cheminant, errant parfois comme dans un labyrinthe. Ce Journal de Plozevet nous donne une nouvelle chance de nous exercer à cette attention si stimulante, de façon plus intense encore que celle que nous avait valu, en 1981, le "Journal d'un livre" qu'E. Morin avait tenu pendant qu'il rédigeait "Pour sortir du XX° S. " en 1981.

J. L. Le Moigne

PS (rédigé le 03 02 06)° . Je repère  une autre note de lecture sur cet ouvrage due à Laurent Le Gall,

«Edgar MORIN, Journal de Plozévet. Bretagne, 1965,  La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2001, 390 p.», publiée par Ruralia [En ligne], 2002-10/11 - Varia, et Mise en ligne le : 22 janvier 2005 Disponible sur : http://ruralia.revues.org/document320.html .