Le jeu des passions. Actualité d'une pensée utopique

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Il n’est pas douteux que la question de la cohésion sociale constitue une interrogation majeure inhérente à toute sociologie. Avec, en toile de fond, cette préoccupation fondamentale, Patrick Tacussel relit l’oeuvre de Fourier prise comme référent et comme argument. Il y applique son regard critique pour tenter de comprendre comment on peut décliner les recherches actuelles pour étudier le mariage de cette cohésion avec la cohérence de l’approche de la société.

Bref rappel des points, intéressants ici, de la pensée de Fourier

En faisant un retour sur l’œuvre de Fourier, on accorde forcément une place centrale au rôle qu’y jouent les passions. Je ne vais pas m’appesantir sur la structure ordonnée de ces passions sur trois niveaux. Il me semble cependant indispensable de rappeler très vite qu’au niveau le plus puissant se trouve la passion « foyère ». Elle se situe au centre métaphoriquement surélevé, de l’organisation des passions de l'homme d’où toutes les autres découleraient. Sorte de foyer hérité du divin et qui n'a « aucun essor dans l'ordre civilisé », cette passion marque sa richesse potentielle du pilotage de l’ensemble passionnel, un peu dans l’esprit de ce que l’on appelle la « variété requise » pour gouverner. La passion foyère semble donc marquer de son sceau un niveau de hiérarchie où tentent de se combiner arborescence et organicité. Elle est censée être dotée d’un pouvoir unifiant, celui de  l’« unitéisme » qui n’est pas dénué d’équilibre esthétique (l’« harmonisme ») et qui touche l’âme dont la vocation est de se « fondre dans l’âme de la planète »[1].

Tout cela illustre un des aspects centraux de la conception cosmogonique de Fourier qui rattache l’homme au divin[2] par et dans la Nature. C'est, dit cet auteur, le « penchant de l'individu à concilier son bonheur avec celui de tout ce qui l'entoure ». Ainsi serait-ce, par une sorte d'extension infinie et descendante de cette passion foyère primordiale, se transformant chez chacun et pour chacun, que le genre humain pourrait tout entier être « riche, libre et juste ».

Au deuxième niveau de cette organisation hiérarchique, il y a trois passions dites « sous-foyères »[3] ou « primaires ». Elles sont toutes décomposables en deux selon qu'elles se focalisent sur l'intérieur du sujet ou qu'elles sont tournées vers le monde extérieur. Leur combinaison harmonieuse fondée sur la complémentarité, et proportionnelle au développement individuel (âge et niveau social), est censée être la condition du bonheur du sage.

Enfin, au troisième niveau, 12 passions[4] sont radicales ou secondaires. Elles constituent, en quelque sorte, les racines périphériques dans la mesure où elles alimentent les passions « sous-foyères » et  où elles en sont des points d'application.

Evidemment, il est facile de supposer que les bases passionnelles sont à la source d’un jeu de l’esprit et que la belle harmonie qui en ressort comme une possibilité, ne vaut, elle aussi, que comme un jeu, un jeu méthodologique pourvoyeur ultérieurement d’une scientificité parfois reconnue comme génératrice de sciences humaines alors naissantes. Jeu modélique et/ou modélisateur d’utopie, en tout cas, jeu méthodologique qui va retenir notre attention.

Une « modélité » sérielle

Parler de modélité à propos de Fourier revient à reconnaître, avec ce néologisme, un état général de son activité cognitive et heuristique. Cette activité me semble marquée par le souci de concevoir et de mesurer, à l’instar du voisinage étymologique de la racine indo-européenne de cet état : med- (penser, réfléchir, mesurer...). Penser, réfléchir pour concevoir et boucler cette activité de l’esprit par une démarche de mesure, un travail méthodologique où l’instance compréhensive s’articule au prix d’interactions, avec la performance plus appliquée, voilà, me semble-t-il, qui circonscrit assez valablement  ce à partir de quoi on peut construire une grille de lecture plus épistémologique de la pensée de Fourier. C’est à quoi s’est appliqué avec bonheur Patrick Tacussel, afin d’enrichir la signification de pratiques sociologiques contemporaines en allant jusqu'à faire ressortir tout le poids que nous sommes un certain nombre à attribuer à l’œuvre de Michel Maffesoli.

Modèle et mesure

Si l’on examine la modélité de Fourier d’un point de vue général, on retient qu’elle trouve sa  base dans un rationalisme romantique[5] qui s’organise autour de ce qu’il convient de nommer très grossièrement une rationalité ouverte, c’est-à-dire une rationalité où se combinent les logiques tautologiques et les logiques analogiques. Cette construction rationnelle a pour conséquence la perception directe que, même si Fourier a pu avoir l’ambition d’introduire la mesure dans sa démarche et dans la description de ses objets, il a su ouvrir son approche globale du social à des échelles peu puissantes dans le traitement des informations et très générales dans leur domaine d’application, comme la complexité du monde social peut y inviter dans un souci de pertinence.

Cela s’est traduit par la place quasi nulle faite aux échelles de mesure qui porteraient sur des intervalles bien définis, comme peuvent l’être celles qui recourent à des nombres cardinaux[6]. Avec des échelles moins puissantes comme celles qui se contentent de classer (mais sans inclure) des catégories, on ne fait que construire des repères ordinaux relativement à une dimension qui les oriente. A un niveau encore moindre de puissance mais qui est plus vaste en généralité, on se contentera de discriminer des catégories sans parvenir à les classer sur une échelle univoque, comme c’est le cas quand on repère des blonds, des châtains, des bruns..., mais aussi des chauves !

Dans les domaines très complexes des sciences humaines, opérer avec ces échelles peu puissantes est probablement assez opérant a minima. Cela permet de construire des modèles descriptifs avec l’idée selon laquelle la catégorie, voire la série ordinale, sont les modes dominants de fonctionnement cognitif et de traitement des données. Il n’est donc pas étonnant que l’on applique ces modes de quantification aux démarches et aux conceptions des individus mais aussi que l’on s’en serve pour modéliser la vie sociale et les institutions.

Ainsi comprend-on que le « sériisme », idéologie classificatoire ordonnante, soit au cœur d’un système à la fois conceptuel et descriptif de ces opérations, qui trouvera largement sa résolution  dans le domaine esthétique. Le rapprochement des notes de la gamme avec les nombres en est une bonne illustration[7].

Un outillage cognitif pour des lectures méthodologiques

Dans ce courant général modélisateur, les travaux datant des dernières années de la vie de Piaget[8], me fournissent ici des outils qui me paaissent performants. Que défend en effet Piaget dans ces ouvrages ? L’idée générale que prendre conscience, autrement dit transformer de la vie agie en vie conçue, articule successivement et récursivement deux processus qui évoluent  vers davantage de lucidité cognitive. Selon le premier, l’homme « réussit » (« il comprend en action ») avant de construire le second où il comprend, c’est-à-dire qu’il « réussit en pensée ».

Dans cette perspective générale, la vie cognitive et heuristique est donc censée traduire une évolution marquée par une suite non linéaire de séquences (RéussiràComprendre, RàC, etc.)[9]. Tout semble alors se passer comme si, face à un objet social individuel, le chercheur opérait selon la même structure séquentielle en partant seulement d’un niveau d’abstraction supérieur. Cela se produit, par exemple, quand, placé à son balcon heuristique, il prête son regard plus élaboré, - « une contemplation active », écrirait Maffesoli -, pour décypter les voix simples et spontanées de la rue.

Tenter de décrire avec cette grille générale, l’ensemble des processus heuristiques et sociaux, laisse cependant très vite apparaître des situations bien différentes selon qu’on accorde, sans forcément beaucoup de lucidité, une place plus ou moins forte à la réussite ou à la compréhension. L’une et l’autre peuvent ainsi être avérées (R ou C), négligées (R ou C), voire déniées (R ou C).

En appliquant, même grossièrement, cette grille aux modélisations, il est aisé de reconnaître que, par exemple, un sociologue compréhensif comme Dilthey, cherche à appréhender de manière plutôt descriptive le sujet social selon la continuité séquentielle : R - C - R.., s’il considère que ses sujets opèrent des démarches de compréhension de même ordre. De manière intellectuellement conjointe, il développe aussi une modélisation conceptualisante qui repose sur le primat accordé à la séquence C - R. Ainsi, il conçoit un sujet social pour l’appréhender ensuite à un niveau plus élevé de lucidité qu’il ne l’aurait fait avant qu’entre en jeu ce processus de conceptualisation.

Parmi les autres cas de figures modélisantes et méthodologiques, je retiendrai comme exemple, celles où l’individu social se résume à un acteur. Ici, tout semble se passer comme si vie et science opéraient sous l’empire d’une hyper rationalité de forme générale (R - C - R) où la recherche fait l’économie de la pratique concrète. Cette forme est bien connue dans les situations de décision sociales ou collectives. Elle est fondée sur le modèle d’un acteur qui, comme le chercheur, est censé pouvoir tout filtrer dans son existence grâce au seul usage de sa raison rationaliste. Dans ces conditions, il est aisé d’admettre que le chercheur social ne cherche plus qu’à appliquer des modèles en (C - R) pour décrire la société et ses acteurs sociaux.

La méthodologie de Fourier, « intuitionniste et analogique »[10] telle que la décrit Tacussel (p.102), est très instructive pour situer l’œuvre de cet auteur dans les sciences sociales actuelles. Répondant aux règles de pensée de ce que Tacussel nomme un rationalisme métacritique[11] (p.95), on peut compter, avec Fourier, douze devoirs méthodiques : 1) « explorer en entier le domaine de la science,  et croire qu’il n’y a rien de fait, tant qu’il reste quelque chose à faire » ; 2) « consulter l’expérience et la prendre pour guide » ; 3)  « aller du connu à l’inconnu par analogie » ; 4) « procéder par analyse et synthèse » ; 5) « ne pas croire la Nature bornée aux moyens à nous connus » ; 6 « simplifier les ressorts dans toute mécanique matérielle ou sociale » ; 7) « se rallier à la vérité expérimentale » ; 8) « se rallier à la Nature » ; 9) « garder que les erreurs prises pour préjugés ne soient prises pour des principes » ; 10) « observer les choses que nous voulons connaître et non pas les imaginer » ; 11) « éviter de prendre pour raisonnement l’abus des mots qu’on n’entend pas » ; 12) « oublier ce que nous avons appris : reprendre nos idées à leur origine, et refaire l’entendement humain ».

Face à ce texte plusieurs remarques s’imposent. La première consiste à reconnaître le statut de ces « devoirs », chez Fourier. Il s’agit bien d’un dénombrement pas nécessairement partitif. Cependant, ce dénombrement ne se pose pas comme une série qui traduirait un algorithme de recherche. C’est plutôt un repérage satisfaisant l’esprit pour accréditer une morale « scientifique » que l’on peut situer sur un dodécagone quand il s’agit d’étudier l’univers, circulus aeterni motus, que l’on appréhende selon un parcours censé lui être isomorphe.

Une autre remarque a trait au syncrétisme des propositions qui peuvent aussi se comprendre comme symptomatiques de l’intuition de Fourier. C’est ce dont je vais esquisser l’exploration au regard de la pensée complexe. Pour ce faire, je vais me rapporter à deux domaines conceptuels : celui qui a trait aux processus hétéro et auto référentiels et celui qui interroge sur les limites versus les frontières.

Hétéro et auto références

Evoquer ici l’hétéro référence, revient à poser ce que l’on décline classiquement comme les processus qui rendent compte de l’adaptation, essentiellement celle d’un individu à un environnement dans lequel il est forcément plongé en tant que système bio-cognitif ouvert. Dans ce cas de figure, l’individu conjoint des processus de dépendance de cet environnement à son endroit (assimilation) et des processus réciproques de sa dépendance vis-à-vis de cet environnement (accommodation) ; ces deux processus génèrent alors de l’adaptation en raison de leurs interactions. Grâce à ce simple jeu, il se développe ce que l’on considère comme une autonomie relative de l’individu dans cet environnement, autonomie qu’il serait plus juste de nommer un certain degré de son indépendance dans cet environnement[12]. En effet, l’autonomie est un concept que l’on devrait réserver à des interactions plus complexes, de second ordre en quelque sorte, puisqu’elles font intervenir conjointement l’ensemble des processus hétéro référentiels avec ceux qui concernent l’auto référence du sujet.

Qu’est-ce donc que l’auto référence dont on commence aujourd’hui, en sciences bio-anthropo-sociales, à percevoir l’importance dans la transformation paradigmatique[13] qui s’accomplit sous nos yeux ? Cette auto référenciation concerne les boucles de récursions qui mettent en relation l’individu, pris comme un système, uniquement par rapport à lui-même. En se contentant de faire porter sa dépendance sur son propre compte, l’individu construit une sorte d’autisme qui, par le simple jeu mathématique de fonctions en boucle, débouche sur sa rencontre avec sa vacuité intime. Cette vacuité intime marque ainsi une incertitude ontologique foncière, une incapacité à pouvoir décider pleinement de soi[14].

C’est en intégrant cette auto référenciation du vivant dans les modèles des sciences bio-anthropo-sociales  que le paradigme dont usent les chercheurs dans ces disciplines, se transforme fondamentalement et que la perspective d’une nouvelle lecture du monde va s’instaurer.

Limites / frontières

Comme référant appliquable aux sociologies d’aujourd’hui, Fourier semble pouvoir aussi se décrypter  partiellement mais avec intérêt, en usant des travaux de Liicnéanu[15]. En reprenant la pensée de ce dernier et en usant d’étymologies latines plutôt que grecques[16] pour faire des différenciations sémantiques audacieuses, il convient de distinguer la limite de la frontière. C’est avec la première, contenue dans les limes latins, que l’on marquait les limites de l’Empire. Ce pouvait être un sentier qui bordait ce qui était censé être cet inconnu d’au delà qu’occupaient les étrangers, les barbares, parce que les romains ne pouvaient (ou ne voulaient) pas les identifier clairement. Ce n’est que quand l’Empire augmentait de taille, quand il ne faisait que déplacer ses propres limites pour inclure un nouvel espace désormais connu, que les limes bougeaient d’autant. On procédait ainsi de façon analogue à ce que l’on repère comme étant l’horizon que l’on regarde et qui déplace à chaque instant l’inconnu, quand on avance vers lui et qu’un nouvel espace apparaît.

En revanche, la frontière ne concerne pas de l’inconnu. Au contraire elle fait front, elle indique ce que l’on connaît déjà. Si elle sépare, c’est qu’avec elle, des parts sont établies. Elles sont distinctes dans la part de réel que l’on a découpé avec assez d’attention pour que sa circonscription constitue un référentiel analysable, un déjà-là que l’on va pouvoir habilement décomposer en établissant des distinctions, ici et là, dans un monde tigré.

Représentations et imaginaire

Prendre cette grille qui fait le départ entre limite et frontière, et l’appliquer à l’œuvre de Fourier me semble constituer une démarche très économique pour tenter de lui d’interroger son statut épistémologique : En construisant un univers social peut-on prétendre que Fourier a fait la preuve d’être un chercheur authentiquement porteur d’une démarche que pourrait revendiquer un scientifique ? En d’autres termes, s’est-il appuyé sur un corpus qu’il a exploité afin de modéliser dans un domaine paradigmatique repérable comme tel ?

En m’interrogeant dans cette perspective, je suis enclin à penser que Fourier a surtout usé d’un modèle mathématisant ses représentations du monde social.

Qu’est-ce, en effet, qu’un système de représentations si ce n’est la transformation de perceptions hétéroréférencées, par imitation intériorisée ? Combinées dans un monde propre, elles fournissent au système cognitif des repères qui sont trouvés hors du sujet, dans son environnement reconstruit. Dans ces conditions, les représentations constituent un découpage dans du déjà-là. Grâce à ce découpage, plus ou moins enrichi et assoupli par le jeu des accommodations cognitives, il est donc possible de se représenter des scènes absentes, différées, reconstruites, empruntées et transformées à partir de choses connues dans lesquelles sont installées des frontières qui bornent les modèles élaborés.

Cela diffère grandement de ce qui procède de l’imaginaire qui avance dans l’inconnu. Cet imaginaire peut donc se fixer des limites dont le substratum rationnel est ouvert, et il féconde des avancées heuristiques vers de l’inconnu accepté comme tel.

Actualité de Fourier

Dans l’œuvre de Fourier, il ne me paraît pas que l’auteur ait mis sciemment en action un imaginaire qui lui aurait fait prendre un risque scientifique, en élargissant sa pensée philosophique en conjecturant des hypothèses à corroborer. En bref, il me paraît que Fourier a surtout utilisé comme processus cognitif ce qui construit des frontières dans un système conceptuel plutôt clos, comme le font les représentations qui procèdent d’un découpage imagé, avec des frontières découpant un entier repéré[17]. On est donc loin des produits de l’imaginaire comme cela se passe quand les démarches heuristiques génèrent des problématiques où l’on est à la quête de significations dans du non connu ; quand on accepte de jouer le jeu de raisonnements provisoirement risqués, abductifs, transductifs, plutôt que de s’en tenir à ceux qui sont strictement de la famille des inductions et/ou des déductions.

Nous ne sommes pas, chez Fourier,  dans une sociologie de l’index, où, comme chez Maffesoli par exemple, on s’attache à expliciter des résultats à l’aide d’indices émergents repérés. Au contraire les résultats semblent procéder de conceptions a priori reposant sur la projection de fantasmes rationalisés, comme quand il est question des femmes connues par ouïe dire.

En définitive, si nous cherchons à caractériser grossièrement la sociologie de Fourier, il nous paraît que le support est d’ordre naturaliste certes, tout en étant très différent de celui qui a eu cours chez Durkheim. Comme le note bien Tacussel (p.70), « (p)arler d’une ontologie naturaliste comme soubassement de la science expérimentale nous paraît peu discutable, mais lorsqu’il s’agit d’analyser le rôle de la science expérimentale en tant que modèle de référence dans les sciences de l’homme et de la société, l’évidence historique et épistémologique ne suffit pas. Il convient  en effet de savoir de quelle nature nous discutons ». Ce même auteur ajoute même que, chez Durkheim, la causalité est inhérente à l’objet qui, empruntée analogiquement à la biologie, serait d’ordre fonctionnel (probablement par transformation de la relation de dépendance synchronique en relation diachronique déterministe ?). Ainsi, cette causalité fondée sur son association avec la nature finirait-elle « par anéantir la valeur de l’induction analogique sur le plan heuristique dès lors que le social est envisagé sous l’angle de catégories indépendantes irréductibles » (ibid.). On retrouve ainsi le modèle général positiviste et réductionniste de type (C - R) que j’ai évoqué plus haut.

Quant à la modélisation fouriériste, elle me paraît se caractériser par deux mouvements successifs de la pensée. Selon le premier, (R - C), Fourier observe assez grossièrement des événements, des comportements sociaux. Il s’efforce ensuite de les utiliser pour produire un modèle qu’il projette inductivement sur les individus, pour penser que l’on puisse leur faire jouer ces comportements dans un cadre construit (le phalanstère). Ce second mouvement peut se poser comme étant de type (C - R / C - R) ; cela signifie que la méthodologie du discours modélisé est projetée sur la façon dont sont censés penser et agir les individus dans la société[18].

Ouvertures maffesoliennes

Si, en toute fin de son ouvrage, Patrick Tacussel met en évidence la portée des travaux de Michel Maffesoli au regard d’autres auteurs comme Naville et Marcuse, par exemple, pour discriminer les uns et les autres d’avec la sociologie positiviste classique. Quand « Prométhée (est) désavoué », comprendre comment on peut, chez les uns et les autres, tirer un profit de l’œuvre de Fourier et mettre en exergue l’œuvre maffesolienne, c’est faire prendre à celle-ci une heureuse ampleur épistémologique dans l’approche d’un monde où la vie ne s’apprécie pas exclusivement dans les domaines laborieux mais aussi dans ceux de la jouissance esthétique et festive.

En cherchant à lire les travaux de Maffesoli avec la grille que j’ai adaptée de Piaget, je retiens que les sujets sociaux sont compris dans leur quotidienneté vivante. En observant leur façons de vivre  au quotidien, puis en concevant des modélisations heuristiquement productives (R - C - R) Maffesoli ne projette pas sur eux un schématisme isomorphe. En revanche, il se donne les moyens de comprendre comment ils peuvent s’agréger en groupes sociaux, parfois « tribaux », en décrivant leur fonctionnement selon des séquences (R - C - R), séquences au cours desquelles les conceptualisations ne sont pas déniées mais plutôt volontairement négligées. Cela a pour conséquence majeure que les groupes sociaux ainsi appréhendés demeurent des groupes de vie sociale  (festive, orgiaque, etc.) sans que ne soit exclu le fait que les individus qui les composent, demeurent précisément des sujets pensants[19].

Conclusion

Comme on s’en doute, en prenant ses repères dans l’histoire de la sociologie, Tacussel a pu dresser une sorte de carte qui décrit plutôt bien le territoire investi. Pour faire bref, on retiendra que Fourier peut y apparaître comme l’ancêtre lointain des sociologies intensives qu’elles soient celles de Weber, de Simmel, etc. Qu’il s’agisse des unes ou des autres, nous retiendrons qu’elles semblent avoir comme marque commune de modélisation de traiter le monde de façon hétéro-référencée. Qu’il s’agisse, en effet, du phalanstérien, de l’individu social, de l’ideal-type, voire du modélisateur, tous ces composants me paraissent lus de façon stricte par rapport à des environnements qui les façonnent (et qu’ils façonnent avec cette même source). Que ce soit sous l’empire de Dieu, de la Nature ou des institutions, l’homme sous-jacent demeure toujours peu ou prou, un imbécile cognitif, dont l’autonomie se limite à l’influence qu’il peut avoir sur ce qui est hors de lui, hors de son for intérieur, propre et largement ineffable.

Pour reprendre l’expression de Tacussel, il me semble que, chez ces auteurs, on s’en prend essentiellement au volumique, au quantitatif (plus ou moins flou), mais qu’on en exclut la densité, le qualitatif qui, lui, est, redevable de ce que chaque individu porte en lui d’irréductible à la socialité et de ce qui est partie prenante , de façon interactive, avec ce qu’il doit au dehors et de ce que ce dehors lui doit. En bref, il me semble que, vaille que vaille, ces auteurs ont une propension intellectuelle à expulser ce que Maffesoli nomme, lui, le tragique et qui se caractérise précisément par le fait de ne pas négliger ce qui constitue cette auto référence que j’évoquais en d’autres termes à l’instant.

Pour être plus précis, ces auteurs semblent répondre à des herméneutiques réductrices telles que les entendent Gilbert Durand et Paul Ricoeur, en expulsant celles plus instauratives. Cognitivement, ils me paraissent empreints de modélisations et de modèles où l’on s’intéresse aux représentations voire à l’imagination, mais dont est exclu l’imaginaire. Enfin, ils me semblent également être surtout concernés par des questions de frontières plutôt que de limites si l’on pense ce dernier concept dans l’acception de Liicnéanu.

En revanche, d’autres paramètres communs engrangent plus d’actualité qui engage dans la voie du constructivisme. Telle peut être la lecture faite aujourd’hui du baroque, de l’harmonie et de la post-modernité ; ce qui corrobore cette belle assertion de Tacussel (p.249) qui prend même ici valeur de postulat : « La personne se construit [...] dans la conscience de l’incertitude du divers et la préconscience de l’harmonie ».

Le baroque n’est pas cet éparpillement de morceaux d’objets ou de conscience juxtaposés au point de fournir de l’uniformité dans un ensemble mal identifié. Il correspond plutôt à ce que pourraient être des entrelacs harmonieux témoins d’une variété qui fait système, c’est-à-dire précisément qui tient ensemble. Nous sommes ici en plein au cœur de notre société. Une post modernité, disjonctive et conjonctive à la fois, répond bien à cette « baroquisation du monde » qu’évoquent Maffesoli et Tacussel (p.250). Pour tout dire, ici, semble prendre la colle  tout autant à l’aide d’imaginaires singuliers partageant le même destin, qu’avec des représentations communes, au point que l’on peut affirmer que dans ce monde complexe et enchevêtré, paradoxalement ce qui rapproche est ce qui sépare.

Tel pourrait bien être le moteur puissant de l’harmonie, quand elle ne se réduit pas une traduction magique d’un monde socialement imaginé comme chez Fourier[20].

La signification même de l'harmonie recherchée, de cet appel à l'unité, n'est donc ici et maintenant, ni l'uniformisation monotone, ni la fermeture triviale comme ce peut être parfois le cas[21]. En revanche, il me semble qu'il faille rechercher cette harmonie dans le mariage des contraires, dans la rencontre sans fin de mouvements ascendants et descendants, comme le laisse entendre l'"art de la fugue". Comme la chaîne sans fins ne brise pas la vie, et implique la reconnaissance de l'autonomie masquée de chacun en tant que membre d'une collectivité mais sans perte de vue de celle-ci ;  comme l'intérêt porté à la société peut osciller entre la primat accordé à ses membres et celui qui l'est à la société elle-même.

Mais l'oscillation deviendra vite confusion si la prise en compte d'un regard plus élevé, modélisant, n'est pas envisagée ; si l'on ne trouve pas l'équivalent d'un Bach qui puisse vivre et formaliser de haut, ce qu'il vit et ce qu'il produit. Autrement dit, la question revient à se demander ce qui peut permettre de jeter un tel regard qui prenne en compte variété et harmonie, sans tomber dans l'oscillation qui vient d'être entrevue.

Cette question, semble-t-il, commence à trouver l'esquisse d'une réponse, très provisoire, si le problème du sens propre à chacun n'est pas exclu du domaine social des significations. Proposer cette issue peut paraître absurde tant cela est évident et demeure implicite dans le projet même de vivre ensemble. Mais, aussi, cela peut être aussi provocateur tant le sens est souvent oublié quand il n'est question que d'informations à génératrices de représentations, au point qu'on ne s'appesantit que sur leurs organisations respectives. Si bien que, dans cette perspective, l'harmonie se joue largement, elle aussi, dans la place faite à ce sens en devenir quand il est conjecturé chez chacun considéré - conjointement cette fois et non plus alternativement -, comme personne et comme individu membre d'une collectivité sociale.

En définitive, que cette harmonie vaille plutôt pour la pensée qui conjugue que pour celle qui disjoint, cette conjonction implique du flou et du jeu grâce auxquels le sens singulier et les significations collectives reconnus aident à l’émergence des ajustements personnels et sociaux qui adviennent cependant de manière irrémédiablement partielle, tragique. Et il est bon de les jouer même si ce jeu et ce flou ne sont pas toujours forcément de bon ton.

Dans la pratique, comme il y a toujours des hommes vivants, concrets, enfants et adultes, qui sont en jeu, cette nécessité que j’invoquais à l'instant, conduit à reconnaître que la pluralité est davantage de l'ordre des subjectivités que de celui des individualités. Subjectivités reconnues par où passe, chez chacun, la mise distance de l'autre et de la société dont, conjointement, nul ne peut se passer. Mise à distance qui donne à la relation interpersonnelle et au domaine social, à la fois une reconnaissance nécessaire et une valeur de référence pour fonder  cette « sympathie » et ce « vivre ensemble » indispensable qui se définit comme un dénominateur commun minimum, et qui implique une volonté minimum d'adhésion voire d’adhérence à la société.

 

 

Georges Lerbet



[1] Cf. P.Tacussel, p.21.

[2] Pour ce générateur intégral, il rappelle que les lois mathématiques sont des « types » ou (des) moules des mouvements », les passions étant des « mathématiques animées ». « Pour lui (Fourier), Dieu est le grand mathématicien de l’univers, et (Fourier) a coordonné en leur langage tous est mouvements du réel. La justice et l’économie découlent de ce cadre intégral », écrit Tacussel (p.53).

[3] Le « luxisme » y est une tendance au luxe. Le luxe interne est celui de la santé à laquelle chacun aspire. Le luxe externe est celui de la fortune qui se combine au mieux dans l'« économisme composé ». Les passions radicales que Fourier relie directement au luxisme sont les « sensitives » issues des 5 sens. Le « groupisme » est la tendance humaine à constituer des groupes et à y vivre en leur sein. Il se distribue en 4 passions secondaires « affectives » qui présentent chacune deux modalités : spirituelle et matérielle et sont réparties en deux grands ensembles d'« affinité » ou de ressort : le majeur et le mineur. Le « sériisme » ou passion sous-foyère à développer des séries, apparaît comme le régulateur du luxisme et du groupisme ; c’est une fonction de cohérence et de cohésion, qui « tient en balance les deux autres », écrit Fourier.

[4] Sans compter les « animiques ».

[5] « Les rapports entre le romantisme et les sciences mériteraient un examen approfondi », écrit justement Tacussel (p.54) qui ajoute quelques lignes plus loin : « Contentons-nous de remarquer que derrière chaque romantique se cache un classificateur musical, un penseur qui entend unir l’intuition aux calculs des mouvements naturels et humains, en commençant par l’introspection des passions et des goûts, des sentiments et des volontés ... ».

[6] Si entre 1 et 2, il y a le même intervalle qu’entre 2 et 3, cela suppose que chaque nombre est inscrit sur une suite arithmétique à intervalle constant et que 1, 2 et 3 quantifient l’inclusion de chaque unité dans l’ensemble qui les comprend, en donnant à chaque fois le repère le plus conséquent. Dit plus mathématiquement, chaque nombre est à un carrefour (cardinal) dans une suite d’inclusions de nombres jusqu’alors ordinaux avant ces inclusions. Ainsi, 1 est inclus dans 2 lequel est inclus dans l’ensemble qui contient 3, etc. Plus théoriquement, un nombre cardinal constitue la synthèse de la sériation et d’inclusion.

[7] De façon plus générale, Patrick Tacussel, se référant notamment à  Novalis, rappelle que « si la vie supérieure [...] est mathématique, toute jouissance musicale est mathématique » (p.55).

[8] Cf. La prise de conscience et Réussir et comprendre, Paris, PUF, 1974.

[9] Ce modèle général n’est pas seulement linéaire, il boucle des rétroactions qui peuvent être très complexes. Je n’approfondirai pas ces développements ici. Le cadre général me paraît suffisant pour sensibiliser au traitement possible des méthodologies en sciences sociales, et à celle de Fourier en particulier.

[10] Cf. P.Tacussel, p.21.

[11] « Sur le plan épistémologique, la démarche de Charles Fourier inaugure ce que nous appellerons le rationalisme métacritique. La discipline intellectuelle qu’il impose dans  ses recherches associe la foi dans la raison, dans l’évidence de la démonstration, l’autoréflexion, et un système de principes universels et nécessaires, organisant les données fournies par l’observation ».

[12] Ceci est très clair sous la plume de Tacusssel quand il écrit (p.231) que « C’est le réinvestissement social des Lumières dans une sociologie empiriste affirmant soit la puissance de l’individu et de son activité autonome, soit la contrainte extérieure ou l’aliénation comme modalité interprétative de la rationalisation des rapports sociaux qui entrave la compréhension de la vie quotidienne, de sa labilité et de sa richesse qualitative ».

[13] Je cite, pêle-mêle, sur ce point, les travaux de F.Varela, H.Von Foerster, J.-P. Dupuy, J.Miermont, etc.

[14] Le rapprochement avec les théorèmes d’incertitude de Gödel est plus qu’une coïncidence.

[15] Cf. Liiceanu, Gabriel, 1997, De la limite, petit traité à l’usage des orgueilleux, Paris, Michalon.

[16] Une grande partie du travail de Liicneanu est contenue dans les Annexes de l’ouvrage. Elle porte sur « la racine