Intuitionnisme et théorie de la démonstration

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

"Ces textes se rapportent à ce qu'on appelle "les fondements des mathématiques" . Ils consignent en particulier les fameuses discussions entre intuitionnistes et formalistes sur la portée de la constructivité en tant que critère éventuel de vérité et d'existence en mathématiques".

L'annonce révèle bien le projet visible du livre : il consigne des textes (rédigés entre 1908 et 1958) jamais publiés en français jusqu'à ce jour, et auxquels toute réflexion sur le bon usage des mathématiques se référait depuis cinquante ans sans les mettre à la portée des usagers que nous sommes. Mais elle ne dit pas son projet caché, qui est de nous proposer les commentaires pleins d'alacrité d'un des épistémologues français les plus "naturalistes" de ce siècle.

Epistémologue qui a commencé par "aller au charbon" ! : en sélectionnant et entraduisant en français ces trente articles (dont 16 de L.J. Brouwer, le père de l'Intuitionnisme - "une création grandiose" (p. 541), et 5 de D. Hilbert, l'immodeste père de la théorie de la démonstration (qu'allaient réfuter les théorèmes d'incomplétude de Godel en 1931) ; exercice qui justifie la reconnaissance durable de bien des lecteurs, qui, sans lui, n'auraient jamais eu accès à ces textes de première main, sur lesquels peut se fonder une réflexion solidement argumentée. Combien d'heures héroïques consacrées à cette "reconstruction" de textes, souvent d'allure plus philosophique que mathématique, qui en effet "consignent" une discussion dont les enjeux apparaissent toujours aussi importants pour l'intelligence contemporaine de nos civilisations. Textes dont on se demande pourquoi ils nous furent si longtemps "dissimulés" par les institutions académiques, et dont on veut espérer qu'ils vont maintenant s'infiltrer, à la manière d'un virus, dans tous les interstices que l'enseignement et la culture laissent à "la sagesse" ("la sagesse" qui - disait L.J. Brouwer - ne contient pas de logique" ! p. 420).

Remercions-le aussi d'avoir privilégié dans sa sélection les grands textes de L.J. Brouwer, si souvent dénigrés par des auteurs de seconde main inconscients de son génie, au moins comparable à celui de Poincaré. A-t-il eu raison de consacrer cent pages à deux études assez techniques de G. Geutzen (1935-1938), alors que la troisième, plus synthétique : "Etat présent de la recherche sur les fondements des mathématiques", 1938, nous aurait permis de repérer l'essentiel ? Pour en débattre, il importerait de savoir si cette addition s'est faite aux dépends d'autres textes peut-être plus importants pour son propos (Church, Turing, Post, Robinson...?).

Il reste que, pour qui médite aujourd'hui sur les conditions de la modélisation "raisonnante" des phénomènes perçus complexes, et sur les ressources potentielles de toute entreprise de formalisation intentionnelle, les réflexions de L.J. Brouwer sur la construction des propositions "faisables" plutôt que "véritables" sont d'une richesse précieuse, richesse que l'on comprend mieux en les lisant dans le contexte des discussions, voire des controverses dans lequel elles se sont développées à partir de 1920. Le programme de Hilbert et les théorèmes de Godel sont-ils véritablement intelligibles hors de la magistrale reconstruction de L.J. Brouwer ? Nous pourrons désormais activer nos raisonnements "logiques" sans les laisser "tuer" par une logique mathématique réduite à ses formalismes "insensés" !

L'entreprise de J. Largeault comporte aussi une face cachée, cachée par le titre et par la couverture de l'ouvrage, mais facile à découvrir par son lecteur : le fort légitime prétexte des introductions, présentations et "Notes du traducteur" permet à ce dernier de faire valoir, derrière l'apparente neutralité de l'interprète, quelques unes de ses fortes préférences épistémologiques et métaphysiques qu'il exprime depuis longtemps en des ouvrages au tour volontiers polémique ("Systèmes de la Nature", "Principes classiques de Philosophie de la Nature"...). Son "Ontologisme naturaliste" ne l'incitait guère a priori à considérer avec attention les épistémologies constructivistes, et je confesse avoir été (agréablement) surpris par son attention à L.J. Brouwer, chez qui je persiste à trouver des contributions essentielles aux constructivismes. J. Largeault va il est vrai s'efforcer de montrer, souvent avec de bons arguments (mais il avait "le choix des textes" !) que l'intuitionnisme mathématique si solidement campé par L.J. Brouwer, ne devrait pas être porté au crédit du constructivisme. Et lorsqu'il rencontrera chez ce dernier un argument difficilement récusable, il s'en tirera par l'esquive habituelle :"Vision métaphysique qu'on est libre de ne pas partager" (p. 257). Comme s'il était des visions métaphysiques qu'on ne soit pas libre de ne pas partager ? (Sans doute ces visions différentes de la sienne, que R. Thom, auquel J. Largeault se référe si volontiers, qualifiait il y a quelques années de "répugnantes" ? - Cf. "La querelle du déterminisme", 1990).

Mais cette chicane peut et doit en rester au plaisir de la joute entre chercheurs qui récusent la censure. Même lorsqu'on souhaite discuter ou nuancer le propos de J. Largeault, on convient de son intérêt et de l'enrichissement que nous valent les approfondissements qu'à son insu peut-être, il nous suggère. Dans l'immédiat, je ressors de cette lecture avec une conviction renforcée : chaque fois que l'on voudra me faire adopter en raison un comportement naturel en arguant de sa seule "consistance logique", je devrais m'assurer que cette consistance ne dépend pas de la présumée évidence naturelle de "l'axiome du Tiers exclus". Car "jamais nous n'échappons à la nécessité d'impliquer les contradictoires" (M. Blondel, l'Action, 1893, p. 472 !). C'est pour cela je crois que les constructivismes me semblent aujourd'hui si bienvenus dès qu'on fait l'effort difficile de les argumenter. L.J. Brouwer et J. Largeault, fut-ce à son corps défendant, nous y aident beaucoup. Enseignera-t-on bientôt les logiques intuitionnistes (et les logiques naturelles) avec le même zèle que l'on consacre aujourd'hui à la logique des propositions ? Pourquoi pas ?

J.L. Le Moigne