Ingénierie des pratiques collectives

Note de lecture par DELORME Robert

Voici un livre attachant et sans doute déroutant pour beaucoup de personnes, et une note qui pourra susciter de la perplexité puisque je suis l'un des quarante neuf contributeurs à cet ouvrage. Aussi je mets cartes sur table d'entrée de jeu : j'essaierai d'exprimer un point de vue de l'intérieur de cette pratique collective mais aussi de prendre de la distance en livrant ce qui, au fond, reviendra à une autocritique.

Ce livre résulte d'un Grand Atelier du Programme Européen de Modélisation de la complexité tenu en novembre 1998 au Futuroscope à Poitiers, organisé sur l'initiative de Marie-José Avenier qui en avait formulé le projet sous la forme de la question : L'intervention délibérée en situation complexe : quelles connaissances actionnables ? On me permettra au passage d'avouer que " connaissance pour l'action " me paraît être au moins aussi compréhensible que " connaissance actionnable ". L'ouvrage est cependant beaucoup plus que des actes d'un colloque. Car, au-delà des témoignages demandés aux participants, il a donné lieu à un travail spécifique de synthèse et commentaires qui a impliqué une vingtaine de personnes ayant préparé, chacune, un texte original postérieurement à l'atelier, à partir des échanges de l'atelier.

On doit à M.-J. Avenier d'avoir su créer une occasion unique de rencontre, avec unité de temps et de lieu, entre des praticiens et chercheurs de champs très divers, travailleurs sociaux, psychothérapeutes, médecins, dirigeants d'entreprises, ingénieurs, consultants, enseignants, etc. et chercheurs en sciences humaines et sociales : gestion, économie, sociologie, droit, sciences du langage, science de l'éducation, etc.

Il est tout de même peu courant de mettre des personnes aussi diverses en situation de se rencontrer autrement que dans leurs cadres habituels, professionnel, académique ou disciplinaire, pour échanger sur leurs expériences et leurs connaissances respectives en répondant à la question mentionnée plus haut et en amorçant ainsi les premiers pas d'une co-réflexion sur, et d'une co-construction de connaissances pour l'action.

L'action dont il s'agit est l'action collective intentionnelle se déroulant dans des contextes complexes, c'est-à-dire irréductibles à un modèle fini. Dans ces contextes, la programmation fine des actions individuelles en vue de leur coordination est inefficace car elle ne permet pas de s'adapter à des situations non prévues lors de la programmation des actions. D'où l'intérêt d'une certaine autonomie des acteurs et le problème, qui en découle, de la congruence entre elles d'actions décidées de manière autonome.

Trois processus sont mis en relief, ceux de formation de confiance, d'accompagnement et de cognition collective. Ils ouvrent la voie à une réflexion sur l'intervention délibérée en situation complexe. Cela forme la trame du livre, divisé en quatre parties comprenant chacune une présentation de témoignages de praticiens, une synthèse et une mise en perspective. Des exemples donneront une idée de la diversité des expériences exposées : insertion de personnes en difficulté, réhabilitation des conditions de vie dans des territoires faiblement contaminés par des radiations nucléaires, pour la formation de confiance ; course en haute montagne (" la cordée "), soins palliatifs, pour l'accompagnement ; quatuor à cordes et jazz band (" le quatuor ") pour la cognition collective ;enfin, grande misère (ATD Quart Monde et Alliance pour un Monde Responsable et Solidaire) pour l'intervention délibérée en situation complexe.

L'ingénierie de pratiques collectives en question ne s'entend bien sûr pas en un sens étroitement technique mais au sens de l'ingénium, c'est-à-dire de la capacité de comprendre et connaître pour l'action et d'agir pour comprendre et connaître.

Quels repères pour l'action en situation complexe se dégagent-ils ? De la postface de M.-J. Avenier, j'extrais deux ordres d'enseignements. En premier lieu, des repères relevant de la connaissance sur l'ingénierie de pratiques collectives : porter attention à la position de l'acteur, changer de regard, organiser la théâtralité de l'action collective, assumer l'incertitude et les contradictions de tout processus ouvert, favoriser l'apprentissage de comportements coopératifs. En second lieu, des repères procédant de la connaissance par l'ingénierie de l'action collective et mettant en jeu en premier lieu la question de la transformation d'expérience en science, ensuite une rupture avec la démarche scientifique classique, enfin les promesses et limites du dialogue interdisciplinaire et professionnel (rendre explicites des connaissances pratiques implicites ou " insues " ; entrer dans la problématique de l'autre et dépasser l'absence d'expérience sensible du phénomène étudié pour le chercheur, celle que provoque la mise en acte concrète).

Saluons la prise de risque que montre ce livre : provoquer une rencontre informée par le projet de mettre en commun et en interaction les expériences et les savoirs de praticiens et de chercheurs de champs aussi divers va contre les normes d'hyperspécialisation et d'efficacité technicienne en vigueur dans notre monde. Le projet de ce livre met même en jeu cinq niveaux d'interaction : entre praticiens ; entre praticiens et chercheurs ; entre ces personnes et participants à des domaines d'expérience sortant du champ habituel des sciences humaines et sociales (haute montagne, musique, soins palliatifs, travail avec les plus démunis) ; entre ces participants et les auteurs des synthèses et mises en perspective ; enfin, entre M .-J. Avenier et les lecteurs invités à interagir par le courrier électronique.

Une autre originalité de ce livre mérite d'être saluée. Il comprend un index analytique détaillé et précis ainsi qu'une bibliographie et une liste des auteurs indexée qui, pour chaque référence, indiquent la ou les pages du livre où elle se trouve évoquée. Cette rigueur est exceptionnelle dans le paysage éditorial français.

Un autre sous-titre de ce livre aurait pu être " Eloge du préfixe co " tant il entremêle les appels à la co-conception, à la co-conduite, à la co-construction, au co-développement, à la co-évolution, à la co-production, au co-pilotage, à la co-responsabilité, à la coopération et même à la co-vie. Ces co s'adressent aussi au lecteur, lequel se trouve explicitement invité à devenir membre de la communauté des acteurs d'un cinquième niveau d'interaction. Cela pourrait-il rebuter un certain nombre de lecteurs potentiels, peu habitués à se voir ainsi invités à participer à une pratique collective ? Car pratique collective est bien le mot. J'ajouterai même : pratique de co-lecture et de co-évolution. Mais quel effort demandé au lecteur habitué à rechercher et à attendre des solutions d'un livre, habitué à rechercher une démonstration, une connaissance à appliquer, alors qu'il lui est proposé ici non un produit à lire pour appliquer, mais à comprendre d'abord pour appliquer ensuite, éventuellement ! Dire au lecteur de ne pas attendre de solutions prêtes à l'emploi, de ne pas s'attendre à une démonstration unilatérale, c'est lui demander de faire l'énorme effort d'abandonner l'exigence d'avoir en mains un livre comme les autres, un instrument de savoir pour appliquer. C'est lui demander d'abandonner provisoirement ses certitudes sur ce qu'est un livre digne d'intérêt, feuilleté rapidement chez le libraire. C'est lui demander de consacrer un peu de temps, de montrer un peu de patience et d'accorder un peu de crédit à l'idée de faire évoluer certaines de ses certitudes, de co-évoluer pour apprendre, tout en gardant son propre esprit critique ! Cela est presque un petit guide de lecture. Au lecteur méfiant je proposerais volontiers de pénétrer dans ce livre par l'entrée qu'offrent les phrases suivantes de Michel Monroy :

" Nous vivons dans un monde où la méfiance est la règle mais dans lequel les procédures pour se passer de la confiance sont devenues obsolètes et où le développement d'une confiance à sens unique (à l'égard des dirigeants) est devenu impossible. (…) La confiance ne peut se construire qu'à partir d'une vulnérabilité acceptée, paradoxalement stratégique, et d'une sorte de partage d'une incertitude raisonnable de ce qui peut advenir ". (p.82-83).

Pas de piège dans ce livre ni de message à suivre autre que d'accepter d'entrer dans le jeu d'un dispositif actif ouvert. Ce livre est un activateur d'interaction.

J'exercerai ma propre interaction critique dans deux directions, sur le titre du livre, puis sur le projet dans lequel il s'inscrit et auquel j'adhère.

L'article défini dans le titre pose problème. Parler des pratiques collectives expose à une interrogation sur l'exhaustivité, qu'aurait évité " L'ingénierie de pratiques collectives ". Le champ couvert, par les trois processus évoqués de confiance, d'accompagnement et de cognition collective, embrasse-t-il également toutes les pratiques collectives, les politiques publiques, gouvernementales notamment, spécialement en économie ? Où le politique, les valeurs, le pouvoir, la consistance d'un social " déjà-là ", les institutions, règles du jeu, normes, contraintes et autres régularités trouvent-elles leur place dans ces processus ? Or ces facteurs institutionnels, pour faire court, ne sont-ils pas susceptibles d'influencer, d'orienter de circonscrire, voire de définir des corridors de possibilités pour les acteurs, au moins à court et moyen terme ? En donnant l'impression d'embrasser toutes les pratiques collectives, ce qu'implique le titre du livre, sans prendre en compte explicitement cette autre dimension, ne court-on pas le risque d'introduire dans la considération du social une sorte de biais actionniste et microsocial, et d'aboutir à se priver d'une possibilité de comprendre que la politique publique est souvent d'un ordre de difficulté sans commune mesure avec l'action de, et dans, les organisations ? Si cette interrogation devait ne pas apparaître légitime, alors ne serait-on pas en droit de regretter l'absence d'une argumentation justifiant l'exhaustivité de la réduction des logiques de pratiques collectives aux trois dimensions affichées ?

Il reste la question et la tension de fond que ce livre aide bien à poser et illustre par la richesse des témoignages qu'il contient, qu'il s'agisse de ceux des chercheurs ou des praticiens. L'ensemble de cette œuvre collective fait apparaître une double demande. L'une émane des praticiens. C'est le plus souvent une demande de conceptualisation de pratiques qui marchent dans leurs propres champs d'expérience, qui est aussi une recherche d'ancrage de pratiques locales sur des connaissances valides plus générales. Il s'agit donc d'une demande visant à asseoir la reconnaissance scientifique de pratiques. L'autre vient des chercheurs : comment construire de la connaissance pour l'action, qui puisse être reconnue scientifiquement valide ? " Quels repères pour la connaissance, pour et par l'action, de phénomènes complexes ? " semble être le projet du programme constructiviste, non positiviste, de modélisation de la complexité. Ma position de chercheur dans un champ, l'économie, dominé d'une manière écrasante par un positivisme analytique scientiste, me conduit à souligner le besoin de contributions substantielles par l'approche de la complexité pour donner un minimum de crédibilité à ce projet, en économie et, j'en suis convaincu, dans d'autres champs. Cela passe par la mise en évidence des gains éventuels permis par la complexité. Mais cela suppose une stratégie de confrontation et comparaison dans les divers champs d'expérience et champs disciplinaires à des travaux conduits d'une manière différente.

Cette stratégie exige de disposer d'un cadre opératoire suffisamment général comprenant un langage, des concepts clés, des cas et exemples génériques permettant un minimum de cumulativité par et pour de l'investigation appliquée dans des champs disciplinaires variés. Cela permettrait d'envisager une articulation plus fine entre les contextes dans lesquels l'analyse et la complexité ont chacune leur pertinence. Cela supposerait une systématisation plus poussée des repères. Un défi majeur est là, dans cette systématisation insuffisante de repères pour une stratégie et une pratique scientifique opératoires, dont souffre la modélisation constructiviste de la complexité. Ce manque a pour corollaire un deuxième défi, celui de la communicabilité. Sans langage stabilisé simple, évitant autant que possible la facilité souvent contre productive des jargons et néologismes, et sans exemples et " résultats " en prise directe sur des préoccupations éprouvées dans des champs disciplinaires, comment intéresser à la complexité des praticiens, chercheurs et lecteurs potentiels profanes, non convaincus au départ des mérites de la complexité ?

Ce livre franchit un pas dans ces directions. Mais, malgré l'effort éditorial réalisé, le risque est qu'il ne reste par trop déroutant pour le lecteur potentiel non convaincu au départ et peu susceptible de faire l'effort qui lui est demandé pour entrer dans la danse. Après ce relatif pessimisme dans la réflexion, il reste l'optimisme nécessaire dans l'action. On l'aura compris, ce livre mérite sans restriction l'effort de lecture et d'interaction critique demandé.

Robert DELORME

Avril 2001