Ingénierie de l'interdisciplinarité, un nouvel esprit scientifique

Note de lecture par PORTNOFF André-Yves

En 1990, François Kourisky[1], alors directeur général du CNRS, convoquait à un colloque de deux jours consacré à l'interdisciplinarité les 1325 membres des 49 sections de cette noble institution, sections définies selon les disciplines couvertes par elles naturellement. Edgar Morin ouvrit les travaux par une conférence magistrale. Mais après le départ de François Kourisky, la majorité des programmes interdisciplinaires lancés au CNRS, de celui sur les matériaux à celui consacré à la ville, ont été affaiblis ou démantelés. Douze après le colloque du CNRS, cet ouvrage reprend les points majeurs d'un séminaire consacré par l'Association pour la Pensée Complexe à l'interdisciplinarité. La diffusion de celle-ci et de la pensée de la complexité demeurent des enjeux majeurs, tout simplement parce que les problèmes pratiques posés par la société sont trop complexes pour être déchiffrés avec les lunettes d'une seule discipline. Pour penser la complexité, il faut relier les visions fournies par différents champs de connaissance, opérer des synthèses transdisciplinaires et non de simples juxtapositions. Le cloisonnement quasi étanche entre disciplines constitue donc à la fois une entrave au progrès scientifique et l'un des obstacles majeurs aux collaborations entre la recherche publique et les entreprises. Un point à méditer par les pouvoirs publics lorsque l'on se flatte de relancer l'innovation… François Kourisky explique la résistance de la communauté scientifique à l'interdisciplinarité par le préjugé persistant contre la " recherche appliquée ", les barrières linguistiques et conceptuelles entre disciplines, et aussi par le fait que ces dernières correspondent à " cercles de pouvoir " et parfois en " lobbies ". De plus les chercheurs publics sont évalués par des commissions mono-disciplinaires de pairs, ce qui handicape les travaux interdisciplinaires. Ajoutons que bien des chercheurs sont conscients de ces problèmes et en souffrent. Nous avons mené il y a peu d'années une enquête non publiée qui a donné l'occasion à une proportion sensible de scientifiques de désigner le manque de pluridisciplinarité de la recherche et de l'enseignement ainsi que la méconnaissance de la pensée complexe comme des entraves majeures au progrès dans des domaines très divers. Le découpage en disciplines a été justifié par l'explosion des connaissances, " il n'empêche, écrit François Kourilsky, que, s'il a fallu se spécialiser pour apprendre, il faut savoir s'ouvrir pour comprendre ! " Il semble qu'à nouveau ce constat de bon sens soit défendu au CNRS puisque son Président Gérard Mégie explique en conclusion de l'ouvrage que la interdisciplinarité est un élément majeur de son projet d'établissement adopté il y a un an. La pensée complexe a des racines très anciennes : Jean-Louis Le Moigne[2] rappelle qu'en 1708 le napolitain Giambatista Vico écrivait que la qualité indispensable à la poésie aussi bien qu'à " l'invention technique […] et à la découverte scientifique et philosophique " était l'ingenium. Vico la définissait comme la " faculté de l'esprit humain qui permet de relier, de manière rapide appropriée et heureuse les choses séparées, […] faculté avant tout synthétique. " L'opposé donc de la pensée analytique de Descartes qui nous a recommandé de découper les grands problèmes pour résoudre chaque partie séparément. Ce qui est d'ailleurs le modèle de l'organisation compartimentée bureaucratique qui a les conséquences que l'on connaît en terme de déresponsabilisation et d'inefficacité. L'ouvrage fournit nombre d'exemples d'erreurs ou d'échecs imputables à la pensée cloisonnée. Les Neurosciences n'admettent qu'avec réticence les sciences du comportement, la biologie a toujours tendance à exclure les sciences humaines, " le cloisonnement s'épanouit dans les pratiques médicales ", rappelle François Kourisky, et " les technologies qui nous envahissent ignorent complètement ce que pourraient leur apporter les Sciences Humaines et Sociales " [3], d'où de nombreuses décisions absurdes et coûteuses. Magali Roux-Rouquié a analysé les promesses non tenues du coûteux programme génome humain conçu selon une pensée bien cartésienne et la linguiste Evelyne Andreewsky explique que la même démarche intellectuelle a fait investir des millions de dollars sans aboutir à de la traduction automatique opérationnelle… Le pédagogue André de Peretti a exprimé sa crainte qu'à continuer à faire accumuler par les élèves des connaissances non reliées entre elles on ne forme des exclus du monde actuel. Quant au consultant Dominique Genelot, pour lui, le problème des entreprises est bien d'organiser la transdisciplinarité, ce qu'illustre la production en ingénierie concourante. L'un des modernes qui ont le mieux incarné la transdiciplinarité est sans conteste Herbert Simon, prix Nobel d'économie, prix Turing d'intelligence artificielle, cogniticien, qui a apporté beaucoup à la théorie de la décision et à la compréhension des organisations avec le concept de rationalité limitée. Jean-Louis Le Moigne, évoquant l'intérêt de Simon pour l'action, l'influence du contexte sur celle-ci et la récursivité entre fins et moyens, tient à marquer " la continuité, la consanguinité " entre sa pensée et celle, trois siècles plus tôt, de Giambatista Vico. Le Napolitain écrivait que " l'ingenium a été donné aux humains pour comprendre, c'est-à-dire pour faire ". Et Jean-Louis Le Moigne de conclure que " dans l'action, nous engendrons des connaissances qui donnent du sens à nos actions en cours. " A méditer par tant de dirigeants, qui se veulent hommes d'action et de décision, et justifient leur absence de réflexion par leur nez enfoncé sur le guidon… Si le lecteur doute de la pertinence de la pensée complexe, il lira un texte ici écrit deux ans avant la guerre d'Irak par d'Edgar Morin, qui évoquait l'après 11 septembre et les facettes du comportement américain dans des termes d'une étonnante actualité ! Il oppose la réalité d'une Amérique démocratique qui est intervenue pour sauver des Bosniaques musulmans à cette autre réalité d'une puissance fermée " sur ce qui est uniquement calculable et rentable ", qui a montré sa " façon de bombarder[…] au cours de la Seconde Guerre Mondiale " avec " des raids de terreur sur les villes allemandes qui n'avaient pas d'utilité stratégique " autre que de terroriser les civils. Et de préconiser de tout faire pour isoler la " frange hallucinée des terroristes du reste de l'Islam " par " une politique de civilisation à opposer au choc des civilisations ". Que dire de plus deux ans plus tard ?

 

Références

  1. ^ François Kourisky est actuellement vice-président de l'Association pour la pensée complexe (APC) que préside Edgar Morin, et Président de Méditerranée Technologies.
  2. ^ Jean-Louis Le Moigne, professeur émérite à l'Université d'Aix-Marseille, préside le programme européen Modélisation de la complexité.
  3. ^ Je plaide depuis deux décennies pour l'introduction des sciences humaines dans les directions scientifiques des entreprises, mais cela reste une pratique très rare, avec quelques exemples comme EDF et Renault.