Impostures intellectuelles

Note de lecture par BIANCHI Françoise

Maintenant que le souffle médiatique est retombé, on peut s'interroger utilement sur les raisons de l'imposture épistémologique que constitue l'ouvrage de ces académiciens-pères-fouettards, imposture qui n'honore pas l'éditeur français qui s'en est servi. Si les auteurs avaient témoigné de leur bonne foi en soumettant au même traitement critique quelques rapports officiels de l'Académie des Sciences de Paris, par exemple, on aurait pu penser que, sachant balayer devant leur porte, ils témoignaient d'une probité intellectuelle, voire scientifique, qui légitimait leur tentative de "critique épistémologique", en effet peu familière encore aux élites scientifiques européennes. Et on serait volontiers entré à chaud, dans un débat qui aurait eu d'autres fins que le chiffre d'affaires d'un éditeur parisien et d'autre chance que l'inculture épistémologique de tant de journalistes et scientifiques.

Mais ce n'était nullement le cas, et il y avait tant de réflexions pertinentes et bien peu médiatisées auxquelles nous pouvions et pouvons encore nous intéresser ! Par exemple, celles portant sur les questions que pose aujourd'hui l'épistémologie des sciences de la complexité. Réflexions que F.Bianchi proposait en guise d'entrée en matière, au Congrès de l'APC de RIO, sept. 98 ; elle nous autorise à les reprendre ici : en démasquant l'imposture de cette "imposture intellectuelle" que l'on oubliera bientôt, elle nous invite à une méditation sur "la complexité en question" (titre initial de son étude), que nous saurions poursuivre… en cheminant.

J.L. Le Moigne


Dirais-je que je trouve salutaire l'entreprise d'Alain Sokal et Jean Bricmont, qui s'est traduite en France par la parution d'Impostures intellectuelles (aux éditions Odile Jacob, en 1997). Les idées, les œuvres sont faites pour être discutées et il est bon qu'elles affrontent l'épreuve de la réfutation. C'est également au nom de ce principe que je voudrais soumettre à la réflexion ces quelques remarques incidentes. Car si la traque des "impostures" est louable, elle ne saurait se contenter d'amalgames, et peut-être y a-t-il lieu de distinguer, dans cette polémique, ce qui est effectivement du ressort de l'imposture de ce qui ressortit à un débat épistémologique plus conséquent et dont les intellectuels ici écharpés ad hominem ne relèvent pas, représentants attardés qu'ils sont plutôt de la mouvance de l'épistémologie classique dont se réclament justement les auteurs, Alain Sokal et Jean Bricmont.

Retenons d'abord que le livre susdit s'inscrit dans une histoire qui a commencé par un canular illustrant bien que "l'argument d'autorité" semble bien s'être substitué parfois, dans l'édition, à la lecture critique qu'on pourrait pourtant croire de règle dans nos sociétés démocratiques. Il suffirait en somme de se réclamer de quelques-uns "sésames" pour voir s'ouvrir les portes éditoriales ; ainsi Social Text, "revue culturelle à la mode", prise au piège des références reconnues comme prestigieuses, ne reconnut pas la volonté parodique d'un article que lui proposait Alain Sokal et pompeusement intitulé : "Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique", lequel mêlait "absurdités (...) illogismes flagrants (...) et relativisme cognitif extrême" aux dires de l'auteur ; d'où l'idée, par la suite, et devant le succès qu'il avait obtenu, d'une part de révéler la mystification afin de contribuer à "la critique de la nébuleuse postmoderne" déclarée coupable de confusionnisme intellectuel, ou plus clairement, de s'en prendre au jargon faussement savant d'un certain nombre de sommités, pour montrer qu'il recouvre au pire des absurdités, au mieux du vide...

Ainsi Impostures intellectuelles évoque-t-il précisément de larges extraits des œuvres de Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Félix Gattari, Luce Irigaray, Julia Kristeva, Jacques Lacan, Bruno Latour, Jean-François Lyotard, Michel Serres et Paul Virilio en une suite d'analyses accablantes, puisque les auteurs, Alain Sokal et Jean Bricmont, tous deux physiciens, prouvent, explications à l'appui, que le vernis de culture scientifique invoqué par ces intellectuels recouvre en fait des emprunts aux mathématiques notamment, lesquels non seulement n'éclairent pas les modélisations des sciences humaines comme elles le prétendent, mais de surcroît se révèlent sans pertinence ou complètement erronés.

Les griefs sont argumentés et précis : utilisation d'une terminologie scientifique dont on ignore manifestement le sens ; transferts de notions d'une science à l'autre sans la moindre justification empirique ou conceptuelle ; exhibition d'une érudition pseudo scientifique sans pertinence dans le domaine considéré et qui ne recouvre en fait que jeux de langage.

Mon propos n'est pas de reprendre les analyses des auteurs. Il faut leur savoir gré du courage intellectuel que nécessite l'audace de s'en prendre à de grands noms dont la célébrité fait autorité dans les media ou les universités en France et ailleurs.

Pourtant au-delà de l'effet polémique, il faut aussi se demander si cette "nébuleuse postmoderne" ainsi désignée présente bien quelque cohérence. Par exemple, toutes les références bibliographiques mobilisées par Alain Sokal à des fins fantaisistes dans la parodie précitée relèvent-elles d'un point de vue épistémologique homogène et contradictoire avec les auteurs ? Ils reconnaissent eux-mêmes que les termes de postmodernisme ou structuralisme sont là pour eux surtout à titre de commodité et conviennent même qu'ils "recouvrent une galaxie mal définie d'idées" dont ils retiennent en définitive "l'engouement pour des discours obscurs, le relativisme cognitif lié à un scepticisme généralisé vis-à-vis du discours scientifique, l'intérêt excessif pour les croyances subjectives indépendamment de leur valeur de vérité, et l'importance accordée au discours et au langage par opposition aux faits auxquels ils réfèrent". Nul doute qu'une telle définition, suffisamment floue, ne repère davantage un état d'esprit, plutôt qu'elle ne cerne des écoles ou des modes de pensée voire des méthodes ! Mais quoi qu'il en soit de cette absence de rigueur dans l'étiquette dont on les gratifie, mon objectif n'est pas ici de prendre la défense de tel ou tel épinglé dans la galaxie des intellectuels à la mode, et suspectés de se révéler de faux gourous. Leurs œuvres parleront pour eux, si elles le méritent. Et il faut bien dire que les critiques d'Alain Sokal et Jean Bricmont sollicitent souvent l'adhésion.

Mon propos vise plutôt à remarquer que peut-être les œuvres incriminées ne relèvent pas toutes de la même mouvance idéologique, ce qu'il conviendrait de mieux étudier.

Relevons en particulier que, pour l'essentiel, la critique touche surtout le courant structuralo-marxiste, dont les emprunts aux sciences dures et mathématiques visaient en effet à prétendre formaliser des modèles de fonctionnement heuristiques dans les sciences humaines, comme si celles-ci, pour être crédibles eussent nécessité cet appareil logique-là, au risque, sans cela, de passer pour de pures fictions. Ajoutons que ces structuralo-marxistes se réclamaient d'une science positiviste, relevant d'une épistémologie cartésienne et classique, - dont cependant ils prenaient soin finalement d'éradiquer la notion d'homme sans doute trop métaphysique à leurs yeux... Du moins se situent-ils bien dans le cadre du réalisme philosophique, lequel est aussi celui des auteurs. Comme Alain Sokal et Jean Bricmont, ils se réclament d'une vision mathématisable des sciences - mais qu'ils étendent à toutes les sciences - au prix d'"impostures" qui, si l'on en croit la vision scientifique de l'histoire, ne furent pas toutes intellectuelles...

Ainsi les auteurs, loin d'épingler des moutons noirs, des dissidents à l'intention a-scientifique, s'en prennent-ils à ceux de leur propre camp épistémologique.

Mais nul doute aussi qu'ils ne s'en prennent surtout à des points de vue récents sur la science qu'ils jugent dangereux, ceux de Thomas Kuhn ou de Karl Popper entre autres. Car on trouve tout chez Alan Sokal et Jean Bricmont, de la critique de Lacan et al déjà nommés jusqu'à celle de Bohm, Merchant, Berman, Prigogine et Stengers, Bowen, Griffin, Kitchener, Callicott, Shiva, Best, Haraway, Mathews, Morin, Santos et Wright, sans distinction... mais réunis là dans le cadre d'un même "nouveau paradigme écologique" et l'on souhaiterait bien sûr voir les auteurs mettre en œuvre la belle rigueur dont ils savent par ailleurs témoigner.

C'est là sans doute que la polémique tous azimuts atteint son plus haut degré d'amalgame, l'intention visant à combattre le scepticisme général touchant la science, la résurgence des convictions irrationnelles, dont se trouveraient en bloc coupables sans doute tous ceux qui sont cités...

Or les critiques de l'ouvrage recouvrent aussi un vrai débat épistémologique et qu'ont par contre totalement ignoré les structuralo-marxistes, sur ce plan-là dans le camp des auteurs, on l'a dit.

C'est la question de savoir s'il existe bien à l'heure actuelle un paradigme concurrent de celui de l'épistémologie classique, et dans le cadre d'une épistémologie constructiviste.

 

Commençons par lever le doute sur un mauvais procès. Tous les scientifiques sont réalistes. L'ambition de la science n'est pas seulement de comprendre le réel mais d'y opérer des prédictions afin le cas échéant de le manipuler ou de le dominer en quelque façon. Comment dans ces conditions pourrait-on prétendre pouvoir agir sur un réel dont on ne saurait rien ou qui serait purement conjecturel ? Pourtant, d'un autre côté, c'est une illusion naïve, infantile, que de croire que nos perceptions sont de simples reflets que nous saisirions dans le miroir de nos consciences ou de nos modèles, parfois mathématiques. Les auteurs ignorent superbement, par exemple, les travaux du physicien Bernard d'Espagnat qui ne se satisfait pas vraiment du réalisme mathématique, et qui élabore la notion de "réel voilé" pour signifier que nos modèles mathématiques ne piègent pas tout le "réel en soi", même s'ils nous permettent d'agir sur le "réel empirique".

Il faudrait encore, puisque Alan Sokal et Jean Bricmont concèdent que toutes les sciences n'ont pas à se construire sur le modèle des mathématiques, qu'ils prennent en compte les avancées récentes de l'éthologie, par exemple, pour peut-être comprendre que "la biophysique des systèmes auto-organisés" exige bien une autre démarche que celle de la disjonction cartésienne. Certains objets ne relèvent pas d'une description séparée de leur milieu sous peine d'erreurs. Ce qu'ils nomment avec mépris une "perspective écologique" définit ici une méthode appropriée à l'objet d'étude.

De même si les auteurs ont raison de distinguer entre fait et connaissance, il n'en demeure pas moins vrai qu'une observation ne devient pertinente que si l'on parvient à l'inscrire dans un système d'interprétation, une théorie par exemple, qui lui donne sens, qu'elle le corrobore ou l'infère c'est selon.

Enfin, comment peut-on s'en tenir à la caricature que les auteurs proposent des épistémologies constructivistes ? Les sciences de la cognition, malgré leurs divergences, sont unanimes pour renoncer à la vision simpliste d'une perception-reflet. Les actes d'observer, d'interpréter ne sont pas naïfs. Et qu'est-ce que comprendre ? Alain Sokal et Jean Bricmont ignorent Heinz von Foerster aussi bien que Jean-Louis Le Moigne, Herbert A. Simon entre autres, prisonniers qu'ils sont d'une épistémologie classique que la physique moderne a pourtant bien contribué à complexifier... comme ils semblent ignorer la science des systèmes ou la cybernétique pourvoyeuses de modélisations récentes, qui ne relèvent pas forcément d'une démarche disjonctive, et qui conduisent à réfléchir sur la notion de causalité, notamment, dans un contexte non cartésien.

Et pour finir ici que dire enfin de la lecture caricaturale que les auteurs proposent des travaux de Thomas Kuhn ! Si ce dernier réduisait effectivement le conflit entre paradigmes concurrents aux seuls rapports de force institutionnels dans une époque donnée, Alain Sokal et Jean Bricmont pourraient sans doute bien représenter l'une de ces factions concurrentes... Mais ce sont effectivement les résultats et l'efficacité qui tranchent aussi, avec bien sûr tous les commentaires qu'appellerait la définition de ces notions. Laissons donc aux sciences de la complexité qui s'élaborent le champ nécessaire à l'exercice de ce verdict de la "nature"...

En somme, Alain Sokal et Jean Bricmont ont bien raison de s'émouvoir du confusionnisme de certains. Il est de la vocation de la science de traquer les erreurs pour avancer vers une certaine forme de la vérité - c'est d'ailleurs la démarche que préconise Karl Popper (soumettre les théories à la réfutation) qui pourtant ne trouve pas grâce aux yeux des auteurs. Mais doit-on pour autant prendre peur devant des visions épistémologiques concurrentes, doit-on pour autant renoncer à réfléchir au cadre dans lequel s'exerce la pensée ? La paradigmatologie, cette branche récente de l'épistémologie ne vise pas à détruire la science, comme semblent le craindre les auteurs, mais à comprendre le type de connaissance qu'elle produit.

Françoise Bianchi.