Eduquer a l'incertitude

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

C’est le titre Éduquer à l’incertitude plus que le sous titre Élèves, enseignants : comment sortir du piège du dogmatisme qui m’a incité à ouvrir ce nouveau livre de Daniel FAVRE, neurobiologiste devenu professeur en sciences de l’éducation et formateur d’enseignants. Titre qui appelle certes une certaine pédagogie de l’ambigüité, celle que G Bachelard suggérait  aux scientifiques en 1934 et qui vaut pour les enseignants comme pour quiconque fait profession d’éducateur, à commencer par les parents d’élèves : Que peut-être l’éducation à l’incertitude dés lors que l’on perçoit bien des ambiguïtés attachées au  concept d’éducation et a fortiori au concept d’incertitude ?  Incertitude que, pour l’essentiel, D Favre caractérisera ici par les tensions millénaires des certitudes dogmatisées qui sans cesse s’opposent sans pouvoir convenir qu’elles n’ont pas l’exclusivité absolue de la certitude de leur certitudes : C’est toujours l’autre qui est scientiste intégriste dont l’Expertise impose les certitudes,  ou qui est extrémistes religieux dont la Morale impose les certitudes. Je ne peux ici discuter, nuancer ou compléter l’argumentation plus historique qu’épistémologique développée par D Favre pour renouveler les termes de ces ‘doubles binds’ auxquels tous les systèmes scolaires sont en permanence exposés. Tensions aggravées par la quasi obligation d’un enseignement sous forme d’exposés clairs et net pour présenter les savoirs à apprendre aux élèves, alors que les sages nous rappellent que la clarté est le vice de la raison humaine plutôt que sa vertu,  parce qu'une idée claire est une idée finie. Entre la mise à plat et la mise en relief, faut-il toujours préférer la mise à plat ?  Puisque plusieurs recensions documentées de cet ouvrage ont déjà été proposées pour cet ouvrage, je peux y renvoyer, en retenant  en particulier celle du Réseau Ecole Changer de Cap qui a le mérite supplémentaire d’ajouter à une revue du livre, le sommaire détaillé, la présentation proposée par l’éditeur et une bibliographie de l’auteur. Je peux ainsi m’arrêter plus spécifiquement sur un des arguments très heureux de D Favre qu’il développe sous l’intitulé provocant de l’addiction aux certitudes, et corrélativement  sur l’urgence de la diffusion des thérapies pouvant guérir les humains  de cette addiction perverse. Addiction qui pour une large part se forme par exposition prolongée dans les systèmes d’enseignements de tous  types et de toutes idéologies, qui proscrivent plus encore qu’ils ne prescrivent.  Thérapies qui par contraste  pourra se former de façon endogène par « l’oxygénation de toute entreprise de connaissance » qu’est « la pratique de nos interrogations sur notre possibilité de connaitre » : J’emprunte cette métaphore de la thérapie par oxygénation activée par la pratique de nos interrogations sur notre possibilité de connaitre  à la conclusion du premier chapitre  du désormais célèbre manifeste d’Edgar MORIN : « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du Futur » (UNESCO, 1999). Cette interpellation provocante sur notre addiction aux certitudes nous (le lecteur autant que moi) contraignant à en  convenir, in petto, et nous invitant à en prendre conscience, s’avère décidément fort stimulante. Elle ne concerne pas en effet que les enseignants et élèves auxquels s’adresse D Favre, mais tous les citoyens dés lors qu’ils s’efforcent de ‘comprendre ce qu’ils font et pourquoi ils le font’.  Pour activer notre aptitude à questionner nos connaissances et leur légitimation en situation  (l’exercice a divers noms, de la culture de l’esprit critique au questionnement des enjeux éthiques et affectifs dont est porteur le tissus de nos connaissances), on peut certes s’interroger sur les incertitudes implicites qui pèsent sur la réponse que selon Platon, Socrate fit à Ménon qui l’interrogeait sur ‘la vérité d’une connaissance’ ? (Sur Le paradoxe de Menon, voir le traitement heuristique des systèmes de symboles physiques – dont note six). Mais je suggère d’élargir le champ de notre questionnement pour mieux adapter aux contextes les  thérapies de nos addictions aux certitudes en lisant ou relisant au moins le chapitre 5 – Affronter les incertitudes –  (15 petites pages) des « Sept savoirs » « …La réalité n'est pas lisible de toute évidence. Les idées et théories ne reflètent pas, mais traduisent la réalité qu'elles peuvent traduire de façon erronée. Notre réalité n'est autre que notre idée de la réalité. Aussi importe-t-il de ne pas être réaliste au sens trivial (s'adapter à l'immédiat) ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe d’être réaliste au sens complexe : comprendre l'incertitude du réel, savoir qu'il y a du possible encore invisible dans le réel. Ceci nous montre qu'il faut savoir interpréter la réalité avant de reconnaître où est le réalisme. » Toute connaissance est interprétation nous rappelle E Morin pendant que J Piaget nous rappelle que « La connaissance  constitue toujours un processus et ne saurait être figée en ses états toujours momentanée»            Relions alors ces recommandations à la conclusion si bienvenue de l’ouvrage de Daniel Favre invitant l’éducation à ne plus « dogmatiser les certitudes ». Exercice de veille épistémologique et citoyenne qu’il importe aujourd’hui d’aviver dans les institutions  d’enseignement comme dans toutes les autres. Ne commence t elle pas par la prise de conscience de notre prise de conscience de notre addiction aux certitudes ?  Sera-t-il longtemps légitime que l’on puisse transmettre et appliquer des connaissances, sans avoir à s’interroger sur ce qu’est la connaissance ?