Edgar Morin, from Big Brother to Fraternity

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

L'inattention apparente des cultures anglo-saxonnes à la pensée et à l'oeuvre d'Edgar Morin m'intriguait depuis longtemps. Alors que les cultures latino-méditerranéennes et amérindiennes, les cultures orientales et pacifiques, les cultures scandinaves,... l'accueillent manifestement volontiers (en témoignent les très nombreuses traductions de ses oeuvres en bien des langues, ou encore la longue liste des universités qui lui ont accordé leur "Doctorat Honoris Causa"), les cultures anglo-saxonnes semblaient incapables "d'assimiler" une pensée d'une telle richesse (alors qu'elles sont souvent friandes d'oeuvre manifestement mineures rédigées en français : non je ne citerai pas de noms propres ici !). Témoin de l'audience de l'oeuvre morinienne au Québec francophone, je comprenais mieux les difficultés d'intégration politico-culturelle de "la Belle Province" dans l'Amérique du Nord anglophone : "Si nos voisins ne parviennent même pas à entendre cette pensée "résolument moderne" autant qu'universelle, pourrons-nous avoir avec eux quelques conversations enrichissantes ?". Ce n'était pourtant pas de la faute d'Edgar Morin : il a été -et demeure- un des premiers lecteurs français véritablement attentifs de bien des oeuvres scientifiques et épistémologiques produites depuis un siècle dans les cultures anglo-saxonnes : Bateson, Von Foerster, Wiener... la liste est longue des grands textes américains qu'il a fait découvrir ou redécouvrir en France !

J'incriminais la pesanteur culturelle et académique de la (ou des ?) philosophie(s) analytique(s) sur les cultures anglo-saxonnes depuis un demi siècle, pesanteur qui leur avait presque fait oublier les richesses que les philosophies pragmatistes avaient fécondées entre 1900 et 1950 ? Mais l'explication était un peu sommaire, comme l'était l'argument du dogmatisme académique ("pas assez "positiviste logique" pour nous, soufflaient à leurs collègues américains les intellocrates parisiens !). Peut-être s'agissait-il seulement des rythmes lents de la vie des idées dans les cultures humaines : combien de temps a-t-il fallu pour que l'oeuvre et la pensée de Montaigne irrigue les modes de pensée occidentaux ? Au moins deux siècles. C'est l'hypothèse que me suggère la lecture du remarquable essai qu'un universitaire britannique vient de consacrer à la présentation et à l'interprétation de l'oeuvre d'Edgar Morin : sous le titre "Edgar Morin, de Big Brother à la Fraternité", il propose... en anglais, à des lecteurs anglo-saxons, une sorte d'''essai'' original sur "l'arche Morin", l'arche qui relie l'oeuvre et la vie, la science et la philosophie, la pensée et l'action, la "politique de l'homme" et la "politique de civilisation". L'explication que propose Myran Kofman des "barrières anti-Morin longtemps dressées par les cultures anglo-américaines" (p. 4) me semble certes insuffisante mais pertinente : E. Morin dérange trop en contestant "l'orthodoxie régnante du structuralisme déterministe" et en "ouvrant les barrières entre les sciences à la manière d'un contrebandier". "Dans le contexte anglais, le projet de Morin de connecter les sciences par la méthode de l'auto-organisation est encore en opposition radicale avec une philosophie de la science selon laquelle toute science peut être unifiée sous une simple loi ou un ensemble de lois". Cette réticence est-elle spécifique au contexte anglo-saxon ? Je n'en suis pas certain. Mais elle suffit à expliquer le fait que, la barrière linguistique et l'impérialisme culturel aidant, l'oeuvre de Morin n'ait guère pu atteindre jusqu'ici en pratique, les cercles cultivés dont les corporations académiques défendent jalousement l'accès !...

Cet essai très finement documenté d'un lecteur d'E. Morin, entrant volontiers en résonance avec sa complexité, écrivant en anglais à l'intention d'un public anglais, va-t-il contribuer à modifier cette perverse inattention culturelle ? Elle enlèvera en tout cas un argument à ceux qui prétendent ne pas pouvoir accéder au "paradigme de la complexité" faute de références anglophones. Et peut-être même serons -nous tentés de lui demander davantage : ce "changement de regard" que M. Kofman propose au lecteur familier de l'oeuvre d'E. Morin, s'avère stimulant et enrichissant. Il m'a incité, plus d'une fois, à relire telle ou telle page et à y découvrir bien des réflexions que je n'avais pas su voir lors de mes lectures précédentes. Paradoxe sympathique, il va nous falloir traduire l'anglais de M. Kofrnan pour mieux lire E. Morin en français... dans sa fascinante et attachante complexité.

J.L. Le Moigne.