CONNAISSANCE, IGNORANCE, MYSTERE

Note de lecture par TRUONG Nicolas

Edgar Morin dialogue avec le mystère

In LE MONDE  13.03.2017, p 25,

Par Nicolas TRUONG

Edgar Morin a conservé intact son regard d’enfant et son goût de l’émerveillement. Né en 1921, il a, de son propre aveu, gardé indemnes les curiosités de l’adolescence. Mais le sociologue n’est pas un candide. Il a appris à se méfier autant du scientisme que de ce qu’il appelle l’« ignorantisme ».                  Dans Connaissance, ignorance, mystère, ouvrage qu’il présente comme son testament scientifique et poétique, l’équivalent de ce que La Voie (Fayard, 2011) est sur le plan philosophique et politique, il prévient : « N’embellissons pas l’univers en dépit de ses splendeurs. Ne le rationalisons pas non plus, malgré ses cohérences, et voyons aussi ce qui échappe à notre raison. »

Car plus la connaissance augmente, plus le mystère grandit. Plus le savoir progresse, puis le mystère s’épaissit. Selon les scientifiques, la naissance de notre univers proviendrait d’un événement générateur, le Big Bang, lui-même issu d’un vide soumis à des fluctuations quantiques. Un vide plein de virtualité, en quelque sorte. Preuve que l’être ne s’oppose pas au néant.

C’est pour cette raison qu’Edgar Morin préfère le dialogique (qui intègre les contradictions) à la dialectique (où elles se résolvent par un dépassement). Chaque découverte s’accompagne de nouveaux trous noirs du savoir. « Les progrès du savoir produisent une nouvelle et très profonde ignorance, écrit-il, car toutes les avancées des sciences de l’univers débouchent sur de l’inconnu. »

La philosophie des sciences doit donc « dialoguer avec le mystère ». Edgar Morin sait bien qu’il s’aventure en terrain glissant. Que le lecteur, toutefois, se rassure. Aucune concession n’est faite ici à l’idée d’un dieu tout-puissant qui aurait dans sa tête « un dessin intelligent ». Mais Edgar Morin rejette toutefois aussi bien le créationnisme que le scientisme.

 

Héritiers d’une « Terre patrie »

Selon lui, « la vie a été banalisée et trivialisée » par la biologie moléculaire. Or la crainte de l’idéologie créationniste tout comme l’absence de finalité ne doivent pas escamoter la créativité. On le sait, les êtres vivants ont répondu au défi de la survie et se sont adaptés à leur milieu. De la photosynthèse des plantes au caractère amphibie des poissons, les exemples sont légion. Edgar Morin va plus loin, et passe de l’idée d’adaptation à celle d’aspiration. Et ose même la question : « Est-ce que ce qui a tant de fois fait émerger des ailes chez des êtres terre à terre pourrait venir d’une aspiration à expérimenter la légèreté et l’ivresse du vol ? »

Edgar Morin en est convaincu, il y a une créativité du vivant qu’une partie de la science occulte par crainte de tomber dans l’obscurantisme du créationnisme qui fait tant de dégâts au moment même où triomphent populisme et complotisme.

Car il y a bien, selon Morin, une poétique du vivant. Non seulement une esthétique, mais comme le terme grec ancien de poíêsis l’indique, « une création » à laquelle on ne prête plus guère attention. Bien sûr, cette intuition sera contestée, voire moquée. Mais Morin n’en a que faire. Aussi proche ici du mathématicien Norbert Wiener que du surréaliste André Breton, il s’émerveille de toutes les métamorphoses, de la magie de l’existence et de l’énergie créatrice des songes. Notre héritage n’est peut-être précédé d’aucun testament, comme dit le poète René Char, mais nous avons d’innombrables ascendants en nous, assure Edgar Morin. Car il y a une histoire, mais aussi une mémoire du vivant. Et nous sommes reliés aux espèces animales ou au cosmos comme à nos parents. Nous sommes les héritiers d’une « Terre patrie » qui nous a transmis gènes et ADN, mais aussi possibilité de bifurquer et d’inventer.

A l’heure où le monde s’apprête à basculer dans la post-humanité avec la révolution de l’« homme augmenté » (par les prothèses et greffes en tout genre), la réflexion d’Edgar Morin tombe à point nommé. Car seule la performance technique est recherchée dans l’idéologie du transhumain, et non la recherche d’une communauté de destin.

Or il est possible d’inventer une autre manière de produire, de vivre et d’habiter la Terre. Dans le sillage de l’épistémologiste Gregory Bateson, Edgar Morin a élaboré, trente ans durant, une méthode pour relier les connaissances, contre la compartimentation du savoir. Tour à tour résistant, chercheur, intellectuel, il sait que la vie est paradoxe, dissonance et contradiction.

Le voici donc qui livre un ouvrage savant sous forme de credo, voire de confession. « Une création humaine est une combinaison de transe et de conscience, de possession et de rationalité », écrit-il. En chamane de la connaissance, Edgar Morin s’aventure aux confins des territoires du savoir. On dit souvent qu’une théorie n’est bien souvent qu’une biographie objectivée, qu’une expérience de vie conceptualisée.

Edgar Morin n’a cessé d’être à la recherche de cet « état second », de cette extase cosmique, amoureuse ou esthétique dont il rappelle l’urgence et l’importance à l’heure de la réduction de l’homme au calcul, de l’esprit à l’ordinateur. En dépit du formidable progrès du savoir humain, « le mystère quotidien de nous-mêmes et du monde », comme dit le philosophe Vladimir Jankélévitch, demeure.

A sa manière singulière, Edgar Morin allume une lueur dans le noir afin de mettre en lumière l’obscurité qui nous entoure, dans un monde irradié par le savoir. Il reste en cela aussi fidèle aux savants qu’aux poètes, à Arago qu’à Victor Hugo, qui disait : « L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité.