le cinéma arts complexité

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Est-ce parce que je ne suis entré dans l’œuvre et la pensée d’Edgar Morin qu’en 1972 (ce fut par le N°19 de la Revue Communications, vite suivie par Le Paradigme Perdu, La Nature Humaine (1973) et bien sûr par l’événement que constitua pour nombre d’entre nous, le Tome 1 de La Méthode, la Nature de la Nature, 1977), que cette découverte (pour moi) des 500 pages d’articles et inédits rédigés par Edgar Morin entre 1952 et 1962 (publiés aujourd’hui sous un titre qui n’est plus insolite aujourd’hui Le cinéma un art de la complexité), me parait un nouvel événement ? Evénement non pas tant peut-être par son contenu qui se révèle sous des formes allusives, bribes de mémoires qui font enfin voir à tous les lecteurs et auditeurs de E Morin ce que l’on n’avait pas ou peu vu ; mais plutôt sous la forme d’une sorte de projecteur qui s’allume soudain, suscitant une sorte d’ouverture … à la pensée chercheuse. C’est la démarche, cette forme d’attention questionante par laquelle, dans l’action devenant réflexive, se forment les ressentis, images qui, s’enchevêtrent dans les multiples traces dites de ‘réalité familière se tissant d'imaginaires    de nos rêves éveillés, fantasmes, imaginations, rêveries, souhaits, nos romans, nos films, nos séries télévisées. Il faudrait recopier ici les cinq pages du sommaire énumérant les quelques 200 titres de chapitres ou plutôt de brefs essais qui forment le cœur  du livre pour faire sentir les amorces des actions réflexives, du type ‘Comment vis tu ?’ qu’aurait pu être le célèbre « Chronique d’un été ». Le cinéma ici nourrit la réflexion plus que la critique cinématographique nourrit le cinéma.          Ajoutons que les deux inventeures du livre, qui ont consacré des centaines d’heure à fureter dans bien des archives longtemps introuvables pour retrouver et éditer ces quelques 250 essais rédigés par Edgar MORIN en situation entre 1952 et 1962 , ont ajouté en ouverture de l’ouvrage deux chapitres qui ont en particulier le grand mérite de contextualiser l’aventure des 10 premières années de ce qui allait devenir un art de la complexité  : le festival de Cannes alors prenait son essor. Je m’autorise en fin à emprunter ci-dessous la brève préface qu’Edgar MORIN a rédigé en signe de reliance avec toute son œuvre : « il s'agit de confronter l'humanité avec son image pour provoquer une secousse, un choc d'où peut naître une réflexion, une prise de conscience » -- PREFACE d’Edgar MORIN à  « Le Cinéma, un Art de la Complexité : Articles et inédits, 1952-1962 » « Comment se fait-il que notre réalité nous soit tantôt si évidente et familière, tantôt si étrange et inconnue ? Comment se fait-il que notre réalité ait tantôt une absolue réalité, tantôt peu de réalité ? En dépit du sentiment indubitable de notre réalité, c'est-à-dire de la réalité de notre être personnel, de la réalité de nos événements, de la réalité de notre nature, de notre terre, de notre monde, du temps et de l'espace, nous avons parfois le sentiment du peu de réalité de notre réalité. Au cinéma, bien au contraire, nous donnons une très forte réalité aux personnages et à leurs aventures, et seule une petite veilleuse dans notre esprit n'oublie pas, durant la projection, que nous sommes des spectateurs dans un fauteuil. D'où l'idée que notre réalité humaine est tissée d'imaginaire ; nos rêves éveillés, fantasmes, imaginations, rêveries, souhaits, nos romans, nos films, nos séries télévisées, nos divertissements, sont constitutifs de notre réalité humaine. L'imaginaire collabore avec le réel dans les arts où s'opère la naissance d'un univers fantôme doté d'effet de réalité. La mission du cinéma est d'affronter cette double nature du réel. Il oblige les spectateurs à se poser des questions fondamentales sur leur vie, leur société, leur monde, voire sur l'homme lui-même. Que ce soit par les moyens du cinéma de fiction, du cinéma-vérité, par les moyens du film de montage, par des moyens autres, il s'agit de confronter l'humanité avec son image pour provoquer une secousse, un choc d'où peut naître une réflexion, une prise de conscience,. Dans mes recherches sur et avec le cinéma, j'ai voulu étendre au domaine cinématographique la volonté et te type de recherche que je mène dans mes livres : j'ai essayé d'intégrer le cinéma dans le domaine de l'essayisme, en souhaitant que cette tentative puisse enrichir non seulement le cinéma, mais qu'elle ouvre à l'essayisme un domaine des plus féconds.