Cent ans d'ailes et de pneus" & "De la roue celte à l'aile en arc".

Note de lecture par DEMAILLY André

Cette livraison de la revue "Analyse de Systèmes" ( revue du Groupe International de Recherche en Théorie et Analyse Scientifique des Systèmes, 480 rue de la Glande, 69760, Limonest) rassurera ceux qui commençaient à douter de l'intérêt ou de la fécondité de l'approche systémique. Elle réjouira ceux qui n'en doutaient pas mais déploraient ses papillonnements... Bref, on y trouve un souffle d'air frais et des propos qui tiennent la route, au propre comme au figuré puisqu'il y est question d'ailes d'avion et de roues d'automobile, sous la plume de Jean-François Quilici qui ne cesse d'approfondir ces thèmes depuis une quarantaine d'années.

La démarche de ce dernier est systémique à plus d'un titre :

1) elle ne sépare pas le corps et l'esprit : le système humain est entièrement mobilisé pour capter, goûter et décoder les sensations que provoque tout déplacement dans un environnement donné.

2) elle ne sépare pas les mots et ces expériences intérieures, pas plus que les signes et leur objet : toute langue et tout système de notation recèlent des trésors de sapience (savoir + sagesse) qui nous sont légués par nos ancêtres.

3) elle ne sépare pas les artefacts humains et les produits de l'évolution naturelle : les uns s'inspirent des autres mais en révèlent aussi des aspects inaperçus ou étonnants.

4) elle ne sépare pas non plus les choix techniques et les orientations sociales : l'inventeur individuel ou collectif propose mais la société dispose et le jeu des hiérarchies en place pèse souvent très lourd sur le destin d'une invention.

Elle est également systémique dans ce qu'elle se refuse à conjoindre :

1) la technique n'est pas la science : l'une précède l'autre et l'alimente en questions fondamentales ; l'une et l'autre sont certes complémentaires mais cela ne signifie surtout pas que la technique soit subordonnée à la science ou qu'elle n'en soit qu'un domaine d'application.

2) le degré n'est pas le genre : trop de gens pressés se fixent sur des améliorations en degré et ne voient littéralement pas l'émergence ou les potentialités d'un nouveau genre d'artefact.

3) la carte n'est pas le territoire ou la représentation ne reflète jamais totalement la réalité d'un système ; ce qui est encore plus vrai des représentations formalisées qui sacrifient souvent la richesse de la matière ou de la vie aux commodités du calcul.

4) la réflexion théorique n'équivaut pas et ne peut se substituer à l'humble observation phénoménologique : dans bien des cas, le petit détail d'un système naturel ou artificiel en action en dit long sur son architecture d'ensemble ou sa place dans une classification générale.

5) la fonction ne découle pas nécessairement de la composition ou de l'agencement; et leurs rapports doivent toujours être mis en relation avec l'environnement externe du système.

Au-delà de ces repères, Jean-François Quilici nous ramène surtout aux richesses du concret et aux atouts de qui sait s'en émerveiller et en saisir les potentialités. S'il attire notre attention sur des objets techniques apparemment banals (une roue, un pneu, une aile), c'est pour nous montrer que ces "pièces détachées" font système avec l'ensemble du véhicule et de son milieu porteur. Et contrairement aux grands penseurs qui soliloquent avec des systèmes plus éthérés mais bien plus muets, il se régale de voir ou d'entendre ses petits systèmes "marcher"; et, si ceux-ci "ne marchent pas", il part aussitôt en quête de solutions alternatives. Au passage, il égratigne bien sûr ceux qui n'ont rien vu ou rien osé car, en bon systémicien, il considère que les leçons de choses en disent long sur les voies de la sagesse individuelle et collective : qui trop embrasse les rouages de l'ascension sociale risque de mal étreindre les processus bien plus subtils de la portance ou de la dérive...et réciproquement....à ceci près que les plus sages ont rarement l'occasion de s'exprimer et d'être entendus...

Dans un premier texte, intitulé "Cent ans d'ailes et de pneus", J.F. Quilici prend prétexte du centenaire des Pneus Michelin et de l'Aéro-club de France pour comparer l'évolution respective des pneumatiques et des ailes. Il montre combien les problèmes de liaison au sol et de déplacement dans l'air présentent de points communs, en soulignant que les indéniables progrès dans la manière de les poser et de les surmonter reposent souvent sur l'exploitation de divers facteurs contingents par quelques individus caractérisés, semble-t-il, par un mélange de sérendipité (préparés à trouver sans vraiment chercher) et de capacité "à passer du perçu au conçu" ou à concrétiser celui-ci. Il insiste aussi sur le poids des idées reçues, notamment dans le secteur aéronautique où un genre dominant (architecture à deux appuis combinés et vol par incidence) a longtemps occulté ou étouffé d'autres solutions.

Dans le second texte, "De la roue celte à l'aile en arc", il reprend la même trame comparative en montrant que les progrès de la roue tendent vers un accroissement de la

compliance au sol. Passant à l'avion, il s'interroge sur ce qu'il en serait d'une compliance de contact avec l'air. Il nous convie alors à un remarquable exercice de conception "à haute voix" (ou pleines lignes) qui part des limites du modèle classique pour évoquer les divers avantages de solutions alternatives (aile libre, déformable et auto-stable ; pilotage par courbure), sans en cacher les zones d'incertitude ou le type d'application (l'aviation légère).

Le lecteur, même s'il se sent peu concerné par le domaine aéronautique ou automobile, ne peut qu'être séduit et instruit par ces exemples de conception systémique "en train de se faire", qui ne cesse de jouer sur le rapport des formes et des milieux, des sensations intimes et des stimulations physiques, des mots et des choses. Et il en attendra impatiemment la suite (qui portera sans doute sur les voiles, les carènes et les rames) pour ressentir à nouveau le souffle d'une pensée authentique....

André Demailly