Ce que sait la main

Note de lecture par ADAM Michel

“Faire c’est penser”. Pour son neuvième ouvrage traduit en français, le grand sociologue américain, élève de Hannah Arendt et violoncelliste à la carrière interrompue par un accident, s’intéresse tout particulièrement au travail de la main : celui de l’artisan. En proposant une définition de l'artisanat beaucoup plus large que celle de « travail manuel spécialisé », il soutient que le programmateur Linux, l’infirmière, l'artiste, et même le simple parent ou le citoyen font œuvre d'artisan. Ainsi pensé, l'artisanat désigne alors la tendance foncière de tout homme à soigner son travail, ce qui implique une lente acquisition de talents où l'essentiel est de se concentrer sur sa tâche plutôt que sur soi-même : “se montrer curieux, chercher et tirer les leçons de l’ambigüité”. La “prise” (et non la donnée) est un processus essentiel à toutes les compétences. Dans ce livre stimulant, il aborde l'expertise sous toutes ses déclinaisons, depuis les exigences de la technique jusqu'à l'énergie inlassable que nécessite tout bon travail. Voyageant à travers le temps et l'espace, de l’hymne à Héphaïstos et des tailleurs de pierre de la Rome antique aux orfèvres de la Renaissance, des presses du Paris des Lumières aux fabriques du Londres industriel, nous observons avec minutie (détails et vue d’ensemble entremêlées) les expériences de l'informaticien, de l'infirmière, du médecin, du musicien ou du cuisinier. “Les gens s’intéressent aux choses matérielles qu’ils peuvent changer”, ainsi définit-il la notion de conscience matérielle engagée  et ses trois problèmes-clés : métamorphose, présence, anthropomorphose. La structuration de l’ouvrage en trois parties (Artisans, Métier, Artisanat) conjugue les regards de la sociologie, de la psychologie, de la physiologie, de la pédagogie, de l’économie sur le pouvoir de l’interaction main – cerveau. Une profusion de diagnostics affûtés s’ensuit : l’abus de la CAO dans la formation des architectes qui en oublient d’aller sur le terrain : “la première erreur consiste à dissocier la simulation et la réalité”. Un principe d’instructions expressives est mis en avant - “Montre et ne dis pas” - et explicité de façon savoureuse en quatre modes autour d’une recette de cuisine (le poulet à la d’Albufera) : la dénotation morte, l’illustration bienveillante, la narration, l’instruction par les métaphores. S’amorce ici une écologie de la trasnmission. Face à la dégradation actuelle des formes de travail, Richard Sennett met en valeur le savoir-faire de l'artisan, cœur, source et moteur d'une société où primeraient l'intérêt général et la coopération. Dewey est souvent présent et la référence à l’expérience enfantine du jeu est multiple y compris dans son rapport à la citoyenneté. Tandis que l'histoire a dressé à tort des frontières entre la tête et la main, la pratique et la théorie, l'artisan et l'artiste, et que notre société souffre de cet héritage, Richard Sennett s’oppose à “la fausse division” d’Hannah Arendt entre animal laborans et homo faber parce qu’elle méconnaît l’homme concret au travail. “Ouvrant une page blanche, je propose qu’ animal laborans serve de guide à homo faber”. Ce faisant, il montre, exemples à l’appui, que «faire, c'est penser ».  Opposant Van Eyck et Le Corbusier, il souligne combien l’improvisation est un art d’usager. Il nous adresse enfin un plaidoyer éthique, “tout le monde ou presque peut devenir un bon artisan” ; “le véritable test du lien de fraternité entre ceux qui partagent la même compétence est le moment où ils reconnaissent qu’ils la partagent à un degré inégal.” La complexité du réel appelle un chemin à tracer, toujours incertain. Michel Adam – 21 août 2011