Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain

Note de lecture par LERBET Georges (†)

Dans cette entreprise, dont on pourrait rappeler l’ancienneté de l’émergence en évoquant Héraclite d’Ephèse selon qui « si l’on n’attend pas l’inattendu, on ne le trouvera pas car il est difficile à trouver », JPD convoque Bergson. Il évoque combien cet auteur avait été sensible au fait que l’homme ne voulait ni pouvait croire à la possibilité que se produise le cataclysme que fut la Grande Guerre et combien, une fois celle-ci déclarée, nul ne fut étonné quand il advint.

Qu’en est-il aujourd’hui des dangers de notre temps ?

Le cadre critique est abordé ici à partir de l’approche de l’environnement, dont Dupuy estime que trop souvent « la pensée de (cet) environnement se réduit pour l’essentiel à l’économie de l’environnement » (p.19).

Face à une vision aussi réductrice, l’auteur va montrer les limites concrètes et rationnelles du conséquentialisme selon lequel, conformément à un modèle de lecture strictement diachronique des objets, il a pu s’élaborer un principe de précaution fondé sur une rationalité procédurale où le calcul du risque implique des inductions par prolongement dans le probable des faits connus ou pensés ; ce qui implique que le présent puisse être décrit en vue de prévoir le futur de façon satisfaisante. Or, souligne JPD, « la rationalité procédurale a du bon, sauf lorsqu’elle se construit au prix du renoncement à toute rationalité substantielle » (p.21). Voilà qui pose le problème de prise en considération du rapport du futur à l’incertitude et à la catastrophe envisageable, et implique une attitude critique au regard du « projet technicien ».

Si le cadre positiviste à causalisme linéaire ne résiste pas à une vision plus complexe de l’homme et du monde, Dupuy qui est toujours soucieux d’universalité[1], va s’appuyer sur les modèles de l’économie, pour « la recherche d’une éthique à notre situation présente (qui) implique un bouleversement des projets philosophiques du calcul économique » (p.20). Ainsi, dans le cadre de cette nouvelle modernité « source de malheur redouté »[2], doit-on mettre « en même temps le mal (comme) moyen de l’empêcher à l’occasion » (p.29), et fonder l’impérieuse nécessité de mobiliser le savoir plutôt que d’en faire le déni.

Dans une telle démarche, les bases philosophiques imposent une gestion rationnelle du sacrifice et un esprit de détour, afin de vaincre les obstacles à la rationalité ordinaire[3] qui bloquent les changements de perspective et favorisent des pratiques à forte inertie ; ce qui est source de contre-productivité.

Comment des hommes de notre temps peuvent-ils se laisser enfermer dans de telles conceptions contre-productives ?

l faut voir là un paradoxe selon lequel, dans les sociétés modernes, un haut degré de sécurité vécu conjointement avec l’appartenance à une société à risques, veut que les risques soient pensés indépendamment du destin. Tout semble se passer alors comme si, sous l’influence d’un mythe de sa toute puissance, l’homme (Prométhée ou démiurge) se bloquait dans une voie linéaire selon laquelle sa capacité de décrypter le présent lui donnerait le pouvoir de maîtriser les risques du futur.

Se situant dans une perspective épistémologique, l’auteur fait une critique du piège essentialiste : comme si les phénomènes techniques disposaient d’une autonomisation progressive en dehors de leurs conditions d’émergence (p.68). En face de cette conception, la modélisation complexe de Dupuy - chez qui « l’imagination mathématique (tient) lieu de poésie » -, s’appuie largement sur le paradigme issu des travaux de Von Foerster, selon lesquels si un système biocognitif vivant et autonome échappe facilement aux prévisions extérieures à son endroit, il risque de ne pas maîtriser cette autonomie de l’intérieur si les liens qui la structurent saturent le système de façon uniformisante et le surdéterminent cognitivement[4]. C’est en prenant en compte la fatalité, la responsabilité et en opérant un véritable retour au tragique que Dupuy peut « plaider en faveur d’une interprétation fataliste des maux », sachant que « le mal (équivaut) à la fatalité mais aussi au remède » puisqu’il est censé être contenu (inclus et tenu) par le bien selon Dumont qui sert ici de référence.

En définitive, ce que l’on peut reconnaître comme la place faite au catastrophisme (principe de précaution) qui vise à éviter la catastrophe (mutualy assured destruction : MAD), n’empêche pa l’auteur d’assigner à  son travail le « but de montrer que l’on peut au contraire construire un catastrophisme cohérent et conforme à la raison la plus exigeante » (p.81). Pour ce faire, la nouvelle théorie développée ici, selon une « heuristique de la peur » (Jonas) prend en compte la catastrophe et fait de son inévitabilité, la source de conduites prudentes par délibération sur des situations ouvertes. Cela équivaut aux choix d’une option qui minimise le dommage maximal (minimax)[5], si bien que la précaution est aux risques potentiels ce que la prévention est aux risques avérés. D’où il résulte le développement et la mise en oeuvre d’un principe de responsabilité qui donne priorité à l’éthique[6] sur la politique et qui prend appui sur la métaphysique fondée sur une rationalité où l’homme a la possibilité d’appuyer une position catastrophiste (scénario du pire) « sur un socle plus solide et universel » (p.123).

Il s’agit donc non seulement de penser la catastrophe, mais également de se familiariser avec elle, car elle « a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas qu’elle va se produire alors même qu’on a toutes les raisons de savoir qu’elle va se produire, mais qu’une fois qu’elle s’est produite, elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses » (pp.84-85). Cette conception du rapport au danger aboutit à une modélisation où cohabitent l’inévitabilité de la catastrophe et la part d’incertitude ressentie à son endroit, sachant que sa «complexité (...) implique sa non maîtrise » (p.135). Dupuy a le sentiment d’avoir affaire au monstre de l’incertitude « qui n’est ni épistémique (elle n’est pas dans la tête du sujet connaissant), ni probabilisable (bien qu’objective, elle n’est pas réductible à la statistique[7]) » (p.136). Dans ces conditions, il importe de recourir au capital propre à la fortune morale qui est la clé de ce livre, car il est encore temps de faire quelque chose sachant que « nous avons maintenant tous les éléments pour réunir l’analyse du voile de l’ignorance et celle de (cette) fortune morale ». D’où  il résulte que l’on ne peut juger que sur la base de ce que l’on saura quand le devenir sera advenu. JPD fonde ainsi une démarche d’« anticipation de la rétroactivité du jugement » (p.127). En ayant foi en un savoir qui n’est pas là, on en vient à «  reconnaître l’ignorance (qui) devient (...) l’autre versant de l’obligation de savoir et cette reconnaissance devient aussi une partie de l’éthique qui doit enseigner le contrôle de soi toujours plus nécessaire de notre pouvoir excessif » (p.131).

C’est à partir de ces réflexions qu’émerge l’indispensable principe métaphysique selon lequel on doit apprécier la réalité du futur des événements et savoir contourner l’obstacle qu’ils constituent en rendant l’avenir inéluctable, car c’est « avant de se produire une catastrophe inéluctable peut ne pas se produire » et que « c’est dans cet intervalle que se glisse notre liberté [8]» (p.165). Un tel support conceptuel invite aussi à se départir du mauvais génie de la précaution selon lequel « les agents préfèrent disposer de probabilités objectives plutôt que d’avoir à les formuler subjectivement sur la base d’informations insuffisantes » (p.113). Ainsi convient-il d’apprendre à gérer une révélation rétroactive de l’avenir au présent tel qu’il peut être et advenir selon une sorte d’apocalypse de l’apocalypse.

Ces bases théoriques fondent l’univers métaphysique grâce auquel Jean-Pierre Dupuy détermine une stratégie « faisant de l’avenir le contemporain du présent » qui permet de raisonner « la condamnation du temps à mort » selon une démarche rationnelle de déduction formelle » (p.166).

Condamnation du temps à mort dans un ouvrage qui me paraît entièrement consacré à la gestion du temps par l’homme ? On peut trouver ici une contradiction vis-à-vis de laquelle, me semble-t-il, Henri Bergson, déjà sollicité par JPD, avait fourni le cadre conceptuel plus vaste qui aide à la dépasser. Il importe alors d’envisager la cognition non plus de façon purement « intellectuelle » mais plutôt « intuitive ». On se situe ainsi dans l’univers d’une durée. Cette sorte de multiplicité qualitative du virtuel par actualisation subjective « élargit » continûment le temps, au lieu de le détruire, selon un synchronisme ouvert. Seule la diachronie est « morte » en subissant le contrecoup d’une démarche mentale simple de « renversabilité »[9],  qui n’est pas celle de la réversibilité visée par Dupuy.

S’inscrire dans une extension de la durée comme dans une topique d’ouverture, a contrario d’une topique close de diachronies renversables, invite à s’arrêter sur les champs cognitifs dans lesquels ces deux sortes de temporalités s’inscrivent. On conçoit aisément que celui de la topique close constitue une intrusion brutale dans le domaine d’images propres à un déjà-là supposé connu. Ici, se développent des représentations imagées plus ou moins affinées et empreintes de l’imitation (anticipée ou non) d’un monde supposé défini et présentant des frontières qui bornent les investigations.

Il en va tout autrement des investigations intuitives qui s’inscrivent dans la durée. Le monde qu’elles investissent est celui de l’imaginaire, mis d’un imaginaire sans images. Dans cette perspective nouvelle, le sujet connaissant investit une entité ouverte bornée par des limites qui ont la particularité de pouvoir se prolonger indéfiniment, au gré de la fantaisie et de la raison prolongée. En effet, ici, l’espace comme le temps ne sont plus simplement des découpages dans le réel extérieur, observable et transcendant, ils participent d’une réalité construite par le sujet.

Avec cet imaginaire est dépassée cognitivement une dépendance causale qui, même inversée rétrospectivement « en un temps du projet », n’échappe pas au risque de contreproduction par un jeu d’anticipation /réaction. Même inscrite dans « la métaphysique du temps du projet », elle risque de demeurer dans l’ordre de la représentation, au point que la coordination s’y réaliserait sur une image de l’avenir (ou une suite d’images faisant scénario) capable d’assurer le bouclage entre une production causale de l’avenir et son anticipation autoréalisatrice.

Concrètement, la perspective qui prend en compte l’imaginaire me paraît nécessaire ici, à la fois pour gérer une hypothétique indépendance contrefactuelle des actions et pour assurer une adhésion cognitive des individus, en s’appuyant sur des ressources fécondes de leur esprit. Il importe en effet, de sortir des jeux clos de la raison pour admettre que, comme cela se passe dans l’imaginaire on doit, poétiquement, savoir recourir à des raisonnements souples selon la « mouvance » continue de l’intuition dans la durée. Ici, le sujet peut suspendre l’agir, le quêter dans son univers potentiel et y piocher des mythes, ces récits enchevêtrés qui incluent le mythographe.

Si je me suis autorisé à m’engager fermement dans cette direction où le sujet sollicite son imaginaire plutôt que son système de représentations[10], c’est je me suis souvenu d’un mémoire de recherche de fin de deuxième cycle que j’ai dirigé il y a une douzaine d’années[11]. L’auteur, Monsieur Parouty dût accomplir un gros travail méthodologique pour parvenir à recueillir du corpus auprès des personnels des centrales nucléaires confrontés en permanence au risque d’incidents. En finissant par vaincre leurs blocages, il s’aperçut, que même bien formés aux stratégies instituées, ils conservaient l’angoisse de la catastrophe ; ce qui inhibait leur discours. Il parvint à le libérer seulement quand il leur demanda d’investir des mythes et de prolonger leurs récits pour exprimer des issues assumables.

 Dans ce cas précis, tout semble donc s’être passé comme s’il avait fallu sortir de l’univers des représentations à vocation « algorithmisable », et investir celui de l’imaginaire riche d’autoréférenciation, pour que le sujet puisse s’exprimer à son compte sur des contenus qui le concernaient et faisaient sens pour lui.

Tout ce complexe cognitif esquissé débouche socialement sur quelques interrogations majeures : que faire pragmatiquement de ce « catastrophisme éclairé » ? Ou plutôt comment contribuer à en assurer la promotion qui concerne chaque citoyen ? La société peut-elle s’en désintéresser ? Si elle doit assurer la formation des individus, pourra-t-elle négliger les instances de la connaissance qui impliquent la poétique de chaque individu afin que sa vie le familiarise avec sa mort, cette catastrophe certaine, et qu’il apprenne ainsi à vivre mieux, c’est-à-dire aussi de manière plus responsable ? 

Georges LERBET

voir une note de lecture disponible sur le site www.cgm.org

Cela pose le problème de l’invention d’une norme ; d’où le rapport au monde pris au sens large « qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l’échelle de l’humanité ».

[2] Citant Dumont, Dupuy rappelle que « (l)e bien doit contenir le mal tout en étant son contraire » (p.33) ; ce qui signifie l’englober et le mettre en échec.

[3] Chez l’utilitariste, l’éthique déontologique associée au conséquentialisme contient le sacrifice, remarque Dupuy.

[4] Nous avons affaire au fait que, dans l’autoréalisation, on confère subrepticement une place prépondérante à l’imitation reproductrice ; comme si l’« auto-extériosation » réalisatrice faisait l’économie de l’assimilation du monde et de l’autoréférence de soi.

[5] L’hypothèse conditionnelle  est celle de la sélection des situations du pire acceptables (minimax) s’appuyant sur une « théorie de la décision en incertitude » (p.83).

[6] Il s’agit de l’assomption du tri et du risque (cf. p.125).

[7] En statistiques, le fait que l’on prouve p n’implique pas que l’on prouve non-p.

[8] Prenant l’exemple de la dissuasion nucléaire, Dupuy rappelle que si elle marche, c’est que la probabilité e qu’elle ne marche pas n’est pas nulle. Ainsi la probabilité qu’elle marche (1-e)  diffère-t-elle de 1 ; ce qui signifie que e soit différent de zéro. En effet, dans le cas où e serait égal à 0, il y aurait discontinuité liée à l’oeuvre d’un principe d’indétermination (ce point fixe marquant la superposition de deux états quantiques). On remarquera que, dans l’imaginaire, on peut reconnaître conjointement temps d’évitement de e : celui de la catastrophe et celui de sa non-occurrence.

[9] J’entends par là, après Piaget, une image du temps qui en remplace une autre : à celle du présent se voit substituer celle de l’avenir catastrophique,  et à cette dernière peut se substituer de nouveau la précédente, sans qu’il s’agisse d’une pré correction de transformations comme dans la réversibilité opératoire élargie.

[10] Il me semble que l’imaginaire détruit la dichotomie certain/incertain. Ici, l’incertain peut être certain alors que la représentation ne peut y croire, puisqu’elle renvoie à univers clos et que celui hors d’elle-même est un ensemble vide.

[11] Expérience et danger. Le risque en centrale nucléaire, par Francis Parouty, Université de Tours, 1990.