Le Bauhaus de Chicago. L'oeuvre pédagogique de Laszlo Moholy-Nagy

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Peut-on enseigner la conception ? Peut-on apprendre à "introduire un maximum de conscience dans tout ce qui est entrepris" (p. 181) ? Et si on le peut, comment le peut-on ? Le pouvait-on déjà lorsque l'École du Bauhaus de Weimar puis de Dessau (1919-1933), puis l'École du "Nouveau Bauhaus" de Chicago (1937-1946) se proposèrent de relever ces défis ? Il fallait, pour explorer ces questions si manifestement actuelles pour quiconque est attentif aux projets culturels et professionnels des systèmes éducatifs, réunir la passion du praticien (A. Findeli enseigne à l'École de Design de Montréal), de l'épistémologue et de l'historien. C'est en s'intéressant à une des expériences les plus originales de l'enseignement du "design", celle du "Nouveau Bauhaus de Chicago" (devenu peu après l'École puis l'Institut de Design de Chicago), animée par un étonnant visionnaire, Lazlo Moholy-Naggy (1895-1946), ancien du Bauhaus de Weimar (et ami de Groplus, le fondateur), qu'Alain Findeli va nous aider à mettre ces questions en perspective et à renouveler notre regard ("Vision in motion" est le titre de l'ouvrage posthume de L. Moholy-Nagy) : "Le monde moderne est en pièces, il faut le reconstruire. Pour cela il nous faut un système d'éducation qui ne néglige aucune des facultés de l'individu" (p. 53). Un regard qui relie le faire et le savoir, l'expérience et la connaissance. Le lien qui relie l'esthétique constructiviste du Bauhaus au pragmatisme de Dewey par la sémiotique de Ch. Morris (qui fut un des principaux enseignants de l'École de Design de Chicago, à laquelle il fut introduit par R. Carnap !) va nous apparaître peu à peu dans sa complexité à travers le projet d'une "méthode générale de design" qui invitait à "tout voir en terme de relations" (p. 413), tel que le formulait L.Moholy-Nagy.

A. Findeli, examinant avec une curiosité d'historien scrupuleux et une passion d'enseignant attentif à la complexité de ses entreprises, va nous aider à relire nos réflexions contemporaines sur la conception des systèmes complexes avec plus d'exigences épistémologiques : l'entreprise si ambitieuse du Bauhaus de Chicago annonce certes, par bien des aspects, le "nouveau commencement" que développera peu après la systémique s'interrogeant sur ses propres fondements. (On rencontre le physiologiste R. Gérard, qui allait être un des quatre fondateurs de la "Society for General System Research" dans la première équipe d'enseignants, en 1937-38. Mais si elle la porte en germe, elle ne parvient pas à rendre sensible cette "intelligence du processus cognitif de conception" qu'H.A. Simon a commencé à dégager à partir de 1969 ("the science of design")... et que nous n'enrichissons depuis que lentement et difficilement, sans doute parce que nous développons des cultures qui nous incitent à disjoindre (les disciplines scientifiques, artistiques, techniques...) plutôt qu'à conjoindre (le résultat et le processus). C'est du moins la conclusion que je suis tenté de proposer en achevant cette passionnante "chronique" d'une histoire trop ignorée (hors des milieux... souvent fermés du "design de produit"), prolongeant peut-être plus qu'il ne le souhaitait la conclusion qui m'a semblé un peu trop prudente d'A. Findeli.

J.L. Le Moigne.