Architectures for intelligence

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

"Des architectures pour l'intelligence". Cette traduction de titre de recueil rassemblant les fruits du 22ème symposium de Carnegie Mellon sur la cognition (tenu en mai 1988) susciterait sans doute lazzis et protestations dans bien des académies de langue française : "Le droit au transfert de concepts entre disciplines ne doit-il pas être aussi limité que le droit au transfert de footballeurs entre clubs sportifs ?" assureront-elles ! La traduction pourtant est sémantiquement et syntaxiquement correcte, et les académies anglo-saxones s'accommodent aisément semble-t-il de ces concepts nouveaux identifiés par conjonction de métaphores : le concept d"'Architecture de l'intelligence" ne suscite-t-il pas d'avantage votre attention que celui d"'Organisation matérialisable des processus computationnels téléologiques"? Et depuis que A. Newell (SOAR, 19733 et J.R. Anderson (ACT* 1983) ont définitivement popularisé les concepts d'architecture de symboles ou d'architecture des systèmes de cognition, dans les communautés des sciences de la cognition et de l'Intelligence Artificielle, nous devons pouvoir décoder sans difficultés particulières ces concepts riches. L'architecturologie ici, les sciences de l'intelligence là, se verront peut-être un jour rembourser capital et intérêt ? Dans l'immédiat, c'est notre intelligence des sciences de la cognition et de l'intelligence artificielle qui s'avère ici bénéficiaire une fois de plus des fruits de ce symposium sur la cognition de Carnegie-Mellon. (Le 21ème, tenu en1987, avait fait l'objet d'une publication d'un très grand intérêt : D. Khahr et K.Kotowsky, ed. "Complex Information Processing, the impact of H.A. Simon", même éditeur LEA). Les études de J. Anderson et de A. Newell (et de ses associés dans le projet SOAR), les arguments des tenants des paradigmes connexionistes et enactivistes (les anglo-saxons parlent d"'Action Située", "Situated Action", mais il me semble qu'ils développent sous ce terme une problématique fort proche de celle développée par F.Varela sous le label de "l'Enaction"), comme les synthèses critiques de Z. Pylyshyn, de R. Brooks, de M. Genesereth, de B. Hayes-Roth et de W.J. Clancey, tous ces travaux s'avèrent d'un grand intérêt au moins pour comprendre la genèse des idées et évaluer quelques unes des voies de développement du domaine aujourd'hui. Peut-être sera-t-on surpris de constater la relative inattention de la communauté Nord-Américaine des sciences de la cognition, aux problématiques de l'auto-organisation et de la rationalité récursive (Glancey conclut le livre en invitant ses collègues à lire Prigogine et Stengers, 1979, et F.C. Bartlett, 1932-1977, mais il ne semble pas avoir encore repéré l'homonyme S.J. Bartlett qui publiait, en 1987, l'auto-référence : "Self référence, Réflexion ou Reflexivity", et il ignore bien sûr E. Morin, H. Atlan ou F. Varela) ?

Ces efforts (et ces controverses) pour nous proposer quelque forme de compréhension de l'intelligence entendue dans ses complexités sont beaucoup plus stimulants que décourageants, ne serait-ce que par l'inter-activité créatrice que ces études suscite dans l'esprit du lecteur. Je voudrais souligner en achevant l'importance du commentaire argumenté qu'H.A. Simon propose du "Principe de rationalité" formulé par J.R.Anderson : "le système de cognition optimise l'adaptation du comportement de l'organisme" (un autre énoncé donc du "Principe de moindre action" ou du "Principe de Parcimonie Universelle"). Ce principe séduisant d'adaptation optimisatrice suppose bien sûr que la fonction à optimiser dans un environnement changeant soit unique, stable, et indépendant du comportement de l'acteur : ainsi la gélatine liquide que vous versez dans un moule : elle se comportera en s'adaptant aux formes du moule, quelles qu'elles soient, de façon à minimiser l'altitude de son centre de gravité. Pour séduisant qu'il soit, ce principe nous est sans doute de bien peu d'utilité pour comprendre le comportement des systèmes de cognition en général et des systèmes humains et sociaux en particulier : car, en pratique, ils ne se comportent que rarement en s'y référant, et pourtant ils élaborent souvent de façon rationnelle leur comportement c'est précisément dans cette forme de rationalité adaptative - mais pas optimisatrice - que nous reconnaissons l'intelligence du système. Rechercher des architectures cognitives qui ne sachant qu'optimiser une fonction de potentiel connue et indépendante de l'action, n'est-ce pas limiter terriblement le champ de l'intelligence possible de ces architectures ? Ne nous faut-il pas, en revanche, tenter d'expliciter quelque "Principe d'Action Intelligente" pour développer et expérimenter de nouvelles architectures de l'intelligence ? On l'a compris, c'est cette voie que pour ma part je privilégie le plus volontiers en achevant "Architecture for Intelligence".