Les Arbres de connaissances

Note de lecture par CUCCHI Michel

"Tout le mal du monde vient de la comparaison. Et de la gloire ignoble que donne l'entrée dans un collectif noble au-dessus de la commune condition" (p. 9). Cette logique, dénoncée par Michel Serres dans sa préface à l'ouvrage de Michel Authier et Pierre Lévy, se décline de la recherche de la distinction (par l'argent, la renommée médiatique ou universitaire) au racisme pur et simple. “ Qui ne voit donc qu'il serait bon, juste, raisonnable et salutaire de séparer encore individu et catégorie, appartenance et singularité, expertise et hiérarchie, et, pour ce faire, remplacer les peaux d'âne [...] par des profils plus riches et variables dans le temps, donc incomparables ” (p. 9). Le projet des arbres de connaissance se trouve ainsi situé dans une perspective sociopolitique par ce texte liminaire du philosophe : plutôt que d'adopter, par passivité, les signes distinctifs d'une aristocratie du savoir pour assurer notre propre existence sociale, pourquoi ne profiterions-nous pas de la fluidité nouvelle permise par les outils de l'information et de la communication pour représenter autrement notre propre contribution au monde, sur un mode qui ne soit plus avide de distinction mais qui épouse cependant la singularité de chacun de nos parcours, de façon non oppressante ? Tel est le projet annoncé par Pierre Lévy et Michel Authier : “ retrouver une solidarité humaine et concrète, sans pour autant asservir l'individu à des groupes étouffants, à des institutions, des hiérarchies ou des normes ” (p. 17).

Les arbres de connaissances (ou de compétences, selon leur nouvelle appellation) sont le fruit de ces réflexions. Ce sont des “ cartes mobiles ” pour ce “ nouvel espace ” (p. 18) proposant une “ meilleure gestion des savoirs, par l'invention d'une économie des connaissances ”. Ainsi, ce projet “ boucle ” sur celui de Thierry Gaudin, et se trouve en résonance avec les propos d'autres auteurs comme Philippe Zarifian et sa définition de la compétence, ou de Guy Le Boterf (De la compétence à la navigation professionnelle, Les Editions d'Organisation, 1997), sans parler d'Edgar Morin et de son appel à articuler les connaissances autour d'objets de connaissances collectifs (l'homme, la terre, la société, etc.) qui constituent autant de problèmes clés. Ces nombreux auteurs développent un courant de pensée sur la place de la connaissance dans la société actuelle qui mérite qu'on s'y attarde. Sans insister sur l'ingénierie du dispositif constitué par les arbres de connaissances, que l'on pourra consulter directement dans le livre (ou en résumé à l'adresse suivante : http://www-cp2i.cea.fr/club/clubmem/ctrb_authier.htm, il peut être utile de chercher à dessiner les nouveaux contours de ces savoirs, formes nouvelles utiles pour s'orienter dans l'espace défini par la connaissance même que porte en elle l'humanité.

Pour les auteurs, si la vie collective a toujours reposé sur le savoir(-faire) des individus, nous sommes dans une phase historique où une même génération peut voir se transformer ce savoir-faire sous l'action du progrès technoscientifique. Cette accélération n'a pas encore trouvé son point d'équilibre (dynamique), et nous observons pour l'instant que toute l'économie de la transmission du savoir s'en trouve bouleversée. Rejoignant Les nouveaux pouvoirs d'Alvin Toffler (Fayard, 1991, Livre de Poche, 1993), Authier et Lévy observent que “ c'est désormais sur l'espace du savoir que s'investissent prioritairement les stratégies des acteurs sociaux ” (p. 91), au lieu d'investir dans la terre ou la production industrielle, d'où le néologisme noolithique, la pierre en question étant désormais le silicium des puces, des mémoires et des fibres optiques. Ce constat ramène les conflits de l'ancien monde dans la noosphère. Comment s'en affranchir ?

Les principes que proposent les auteurs pour pacifier la noosphère sont au nombre de trois : “ chacun sait, on ne sait jamais, tout le savoir est dans l'humanit頔 (p. 93). A la différence de l'université, il s'agit d'accorder de l'importance à ce que chacun sait, sans souci de distinction, de ne pas se prévaloir d'un savoir sous le prétexte de la détention d'un diplôme quelconque (alors qu'on ne sait jamais - principe socratique s'il en est) et de porter notre attention à la façon dont les autres accordent de l'intérêt à notre savoir (légitimation a posteriori selon le principe que tout le savoir est dans l'humanité). Ce projet reprend les grands principes démocratiques hérités de notre Révolution (que Pierre Lévy remettra à contribution dans Cyberculture, 1997) :

- la liberté: “ Nous devons promouvoir un mode d'organisation qui suscite l'autonomie des individus et leur fournisse les moyens concrets d'exercer la liberté qui commande aujourd'hui presque toutes les autres, celle d'explorer les connaissances et d'apprendre ” (p. 97)

- l'égalité: “ En ouvrant au savoir un espace autonome, [il convient] de subordonner enfin l'économie des signes et des choses à celle des êtres pensants ” (p. 97)

- la fraternité : “ si chacun sait; si nous constituons ensemble, dans tel ou tel groupe restreint, une part du savoir de l'humanité ; si je me rattache à une humanité connaissante qui me relie à toutes les communautés humaines, alors la fraternité sera fondée en esprit, c'est à dire réellement ” (p. 98).

Dans l'entreprise, où "chacun sait quelque chose et [...] tout savoir peut avoir une utilité économique ou sociale" (p. 37), nous devons prendre la thèse de Pierre Lévy et de Michel Authier (qui ont développé une propre solution logicielle, Gingo®, de la société TriVium, autour des arbres de connaissances) comme une ouverture possible de nos systèmes de gestion des ressources humaines, passablement ab"més par des décennies d'ambiguïté entre leurs finalités “ humanistes ” et l'exigence de productivité sans cesse rappelée par les donneurs d'ordres, vers une forme de démocratie du savoir en milieu de travail. Sans céder à un angélisme systématique sur tout ce qui touche les nouvelles techniques de l'information, nous ñ qui nous préoccupons de prendre soin de l'homme dans tous les aspects de son existence sociale ñ ne pouvons pas ignorer ces tentatives de sortir d'un déterminisme productiviste qui actualise les aliénations des siècles passés.

Michel Cucchi.